Le moineau de Dieu, de Mary Doria Russell

Par Ellettres @Ellettres

Les scientifiques jésuites partirent apprendre et non convertir. Ils partirent parce qu’ils voulaient connaître les autres enfants de Dieu, parce qu’ils voulaient les aimer. Ils partirent pour la raison qui a toujours poussé les jésuites vers les frontières extrêmes de l’exploration humaine. Ils partirent ad majorem Dei gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu.

Ils ne pensaient pas à mal.

Paradoxalement, cette histoire commence par un retour.

Nous sommes à Rome, à la fin de l’année 2059. Emilio Sandoz vient de revenir sur Terre à bord du « Stella Maris », après un séjour de quarante années dans l’espace (5 ans en années stellaires) et la découverte d’une autre planète peuplée : Rakhat.

Il s’agit bien d’un récit de science-fiction : le voyage dans l’espace, les extra-terrestres, la science, l’anticipation, les ingrédients y sont.

Et pourtant ce récit de science-fiction est surprenant à bien des égards. Si les poncifs du genre vous ennuient, sachez qu’ici, on n’est point envahi par les gadgets techno-baroques futuristes « m’as-tu vu ». Le fait que la narration commence en 2019, année de départ du « Stella Maris », sans paraître trop ringarde est déjà une preuve de la maîtrise soignée de l’écriture. Certains trouveront que l’autrice va un peu vite sur les détails techniques, mais moi j’ai embarqué sans façon dans l’aventure.

Mais le plus surprenant, c’est que les héros de cette épopée de l’espace soient des… jésuites. En y réfléchissant, ce n’est pas si incongru que cela. Ne sont-ce pas eux qui, aux XVIe et XVIIe siècles, ont tout quitté pour se lancer à l’assaut d’un Nouveau Monde et y faire la rencontre du radicalement Autre ?

Alternant entre l’avant, l’après, puis le pendant du voyage interstellaire, on prend le temps de découvrir les personnages, leurs liens entre eux, leurs univers, si j’ose m’exprimer ainsi. Un gamin issu de la pègre portoricaine devenu prêtre polyglotte. Un couple de retraités américains très, très cools. Une spécialiste de l’intelligence artificielle à la tête froide et au passé douloureux. Un jésuite texan et pilote de l’air. Un jeune astronome immense et amoureux. Un jésuite botaniste et sexy. Un jésuite anglais et mélomane. Voilà pour l’équipage. Certains se connaissaient de longue date, d’autres pas. C’est la Compagnie de Jésus qui gère. « Est-on dans une mission scientifique ou religieuse ? » demande l’un des personnages. Pourquoi se sont-ils mis en route, ignorant tout de leur destination ? Parce que l’astronome a capté des signaux extraterrestres provenant du système stellaire d’Alpha du Centaure. Des chants polyphoniques ! De quoi envisager de monter une chorale interplanétaire ?

L’arrivée sur Rakhat se fait en plusieurs étapes. A l’arrivée, l’équipage ne croise pas âme qui vive et se repaît plusieurs semaines dans un jardin d’Eden extraterrestre dont ils nomment à leur façon la faune et la flore, et c’est très drôle : il y a les « petits mecs en vert », les « mangez-moi » et autres «  tronches de corolle » (mais attention à ne pas manger d’espèces endogènes à tort et à travers sous peine d’attraper la « tourista extraterrestre »). Puis LA rencontre se fait, un des moments les plus forts du livre. Deux mondes se font face à face, les humains face aux « Runas », des êtres pacifiques, très grands, aux grands yeux à double iris et dotés de queues. Le linguiste Emilio établit la communication avec la petite Askama. L’équipage passera plus d’un an au village runa, avant de découvrir une autre civilisation beaucoup plus sophistiquée, et de voir l’envers du décor… Le péché originel vient d’une histoire de graines et de fruits, un subtil déséquilibre qui perturbe toute l’organisation sociale de Rakhat, extrêmement malthusienne et ségréguée.

Au retour, il n’y a qu’Emilio, en fort piteux état. Il aurait commis plusieurs crimes. Comment comprendre cela d’un homme si fin et profondément bon, un homme qui a cherché Dieu dans les étoiles et a pensé le trouver dans les habitants de Rakhat ? La quête de la vérité que mène la hiérarchie de la Compagnie de Jésus auprès d’Emilio, malade et traumatisé, va se révéler être un voyage beaucoup plus long que l’aller-retour vers Alpha du Centaure.

Ce roman a été passionnant de bout en bout. L’autrice, anthropologue de profession, bâtit une société extraterrestre parfaitement crédible, évitant l’écueil de l’utopie comme de l’apocalypse. Elle invente même la structure de deux langues extraterrestre, le runao et le ksan, avec déclinaisons et formules de politesse ! La psychologie travaillée des personnages, l’humour des dialogues, la subtilité des mises en abyme rendent cette histoire de rencontre extraordinaire très attachante et humaine. Le tragique dénouement est aussi beau que celui du film « Mission ». Chaque situation est une occasion de réflexion, une échappée métaphysique et une fulgurance poétique.

Coup de coeur cosmique !

– Alors Dieu se retire, tout simplement ? demande John (…). Il abandonne sa création ? Ça y est, les primates, à présent vous êtes tout seuls. Démerdez-vous et bonne chance.

– Non. Il observe. Il se réjouit. Il pleure. Il assiste au drame moral de la vie humaine et lui donne un sens en nous aimant passionnément, et en se rappelant.

– Matthieu, chapitre dix, verset vingt-neuf, dit doucement Vincenzo Giuliani. « Pas un moineau ne peut tomber à terre sans que votre Père le sache. »

– Mais le moineau tombe quand même, dit Felipe.

Voir les avis très intéressants sur Babelio.

« Le moineau de Dieu », de Mary Doria Russell, titre original : «  The Sparrow », traduit de l’américain par Béatrice Vierne, Pocket, Coll. Science-fiction, 1998, 575 p.

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