L'hiver est nécessaire. Mais il n'est pas la fin.
La plupart des spiritualité non-dualistes sont dans le rejet de la vie.
Nisargadatta, Ramana, Krishna Menon, Shankara, Sâmkhya, Patanjali : tous aspirent à effacer la vie. Tous sont nihilistes. Ils dévalorisent la vie au nom d'une réalité supérieure. Entre l'état de veille et le sommeil profond, il choisissent le sommeil profond, sans forme, indifférencié, immobile, et ils excluent l'état de veille, sa versatilité, ses différences, ses mouvements.
Certes, le moment dualiste est incontournable. On ne peut faire sans. En effet, il faut passer par ce moment où l'on réalise que l'on est pas QUE le corps, pas QUE le mental, etc. Ce moment de transcendance est vital, justement. Il est éveil, réveil, expansion, arrachement à la Matrice divine. L'être s'y délivre de son autohypnose. Silence au-delà des mots, silence au-delà de tout ! Je ne suis ni ceci, ni cela. Ce rien qui me délivre de tout est sans prix.
Mais, si je prend cela pour exclure la vie, alors ce rien si précieux devient le pire des poisons. Et ne nous y trompons pas : l'indifférence ne fera pas non plus l'affaire. Dire : "Oh, il n'y a personne, il n'y a rien, juste Cela" et ajouter "Les désirs du corps-mental ne font que suivre leur corps" en adoptant une posture prétendument indifférente, cela mènera à une impasse. Il y aura des réactions. Il y a toujours des réactions dans la vie. Cela n'est pas un problème. Le problème, c'est que ce genre de posture d'exclusion indifférente ("je suis au-delà de tout, je suis indifférent à tout") ne permettra pas de surmonter ces réactions, qui deviendront des obstacles infranchissables.
Et quand bien même, par un tempérament singulier, on échapperait à ces réactions, on passerait à côté du véritable trésor. Pour s'y perdre, il est indispensable de reconnaître que "je suis tout", que tout est la manifestation de l'absolu, et non pas une simple tromperie, une illusion sans valeur qui viendrait planer au-dessus de la réalité d'une conscience passive, inerte, d'un sommeil profond érigé en seule réalité. Le sommeil profond, le silence entre deux pensées est une facette du diamant, non le diamant même.
Accepter, intégrer. Mieux : aimer. Non pas endurer ou rejeter ou condescendre ou laisser dans l'indifférence. Aimer.
Concrètement, cela passe bien sûr par le silence intérieur, par des vacuités immenses et longues, et aussi par des nuits, des déserts, des sécheresses. Mais voilà : le vide n'a pas de valeur en soi. Il ne fau pas l'idolâtrer. Et je le répète : la posture d'indifférence théorique envers la vie, qui consiste à dire que "la vie je la laisse couler, je suis le Témoin de cette illusion qui ne m'affecte pas, qui ne peut rien me faire, car je suis au-delà d'elle, elle n'est qu'un reflet en moi, non séparé de moi", ne fera pas l'affaire. Et je tiens vraiment à préciser, quitte à passer pour lourdingue : le vide est infiniment précieux. Pas de vie intérieure durable sans ces précieux vides. Pas de veille sans sommeil, pas de renaissance sans mort, pas de printemps sans hivers, pas d'unification sans, d'abord, cette phase dualiste. Oui, mille fois oui.
Mais si le sommeil profond (=le silence entre deux pensées) est un aspect du tout, il n'est pas le tout, il n'est pas l'absolu. L'unité pure n'est pas l'absolu. Le Soi n'est pas simplement l'absence de différences ! Le Soi n'est pas simplement négation, transcendance indicible. "Ni ceci, ni cela" n'est pas le Soi. Le sommeil profond n'est pas le Soi. L'être pur n'est pas le Soi. Ce sont des manifestations du Soi, de l'absolu, du divin, du mystère.
Quand on dit que "le Soi est conscience", il ne faut pas croire que cette conscience soit un Témoin inerte, comme une bûche, comme une pierre. Si on le dit, c'est un artifice pédagogique pour pointer un aspect de cet Indicible. C'est pour se délivrer de l'hypnose des noms et des formes. Mais cela ne définit pas l'absolu même. Car l'absolu même est ineffable : il est la synthèse des opposés, synthèse de l'état de veille et de l'état de sommeil profond, synthèse du "je ne suis rien" et du "je suis tout".
Ainsi voyez que "conscience" ne désigne pas un état particulier, mais le pouvoir de se réaliser comme affirmation (=état de veille), comme négation (=état de sommeil profond), et d'évoluer vers une synthèse de plus en plus riche de ces opposés, vers une réconciliation qui est la seule véritable "non-dualité" qui vaille. Mais la "conscience" ne se réduit, ni à l'état de veille (comme le croient la plupart des humains), ni à l'état de sommeil profond (comme le croient Nisargadatta, etc.).
Or, si l'on n'est pas certain de cela, même sur un plan strictement "intellectuel", on ne pourra jamais le vivre. Si, en effet, j'écoute pendant des années le même message sur "je ne suis pas le corps, pas le mental, ce sont des illusions, puissè-je être indifférent", etc. (avec des variantes verbales, mais cela n'y change rien), comment pourrai-je jamais réconcilier les opposés ?
Certes, je n'ai "rien à faire", seulement me laisser faire. Vide. Silencieux. Me laisser simplifier. Mais je sais, quelque part au fond de moi, que ce qui se fait en moi, sans moi, est bon et beau, et que cela n'est pas une simple négation (l'état de sommeil profond pris comme un absolu), mais une négation pour une affirmation, un vide pour un plein, une mort pour une renaissance, un hiver pour un printemps.
L'hiver n'est pas la fin.