Impressionnante Marie Ndiaye. Depuis ses débuts en 1985 (Quant au riche avenir, Minuit), elle ne cesse de faire des pas de côté tout en construisant ce qu’il faut appeler une œuvre, comme l’a reconnu le jury du Prix Marguerite Yourcenar, de la Scam, en plaçant son nom au palmarès. Elle n’a pas fini de surprendre, imagine-t-on volontiers. Après une pièce de théâtre qui vient de paraître (Royan, Gallimard), elle sortira son nouveau roman en janvier : La vengeance m’appartient (Gallimard). Je suis impatient.
En attendant, coup de projecteur dans le rétro…
La femme changée en bûche (1989)
Une fois encore – c’est la troisième –, Marie Ndiaye a écrit un curieux petit roman, dont il est difficile de parler parce qu’on ne sait trop par quel bout le prendre. Comme si l’auteur, à tant faire danser son écriture, finissait par rendre son sujet si flou qu’il en devienne insaisissable. C’était, de manière exemplaire, ce qui était arrivé à son précédent livre, Comédie classique, où la technique de la phrase unique coulant du début à la fin avait masqué le contenu. C’est encore le cas, mais plus discrètement, dans La femme changée en bûche, construit en trois parties curieusement détachées les unes des autres, chacun de ces longs chapitres pouvant, s’il a frappé davantage que les autres, modifier la perception que l’on a de l’ensemble.
La narratrice, trompée par son mari, brûle son bébé et part se réfugier chez le Diable qui lui a promis, autrefois, son aide en cas de problèmes. Arrivée là, elle tombe sur l’étrange spectacle d’une file d’attente qu’elle parvient cependant à franchir pour entrer. Mais à l’intérieur, plus rien n’est pareil. Le Diable semble avoir perdu de sa superbe…
L’errance de cette jeune femme reprend ensuite, et on ne sait quand elle s’arrêtera puisque, le titre l’indique, elle se laisse porter par les courants qu’elle rencontre.
« Valérie est ordinaire mais son goût de l’existence la transfigure », conclut le personnage principal à propos de son amie. Affirmation à transposer pour conclure à propos de ce livre, pas ordinaire et transfiguré par un extraordinaire sens de l’écriture qui console du flou du récit.
En famille (1991)
Marie Ndiaye doit avoir appris que la valeur n’attend pas le nombre des années. Elle a publié son premier livre alors qu’elle n’avait pas dix-huit ans et, menant sans bruit excessif une carrière littéraire qui s’annonce brillante, simplement en alignant l’un derrière l’autre des livres qui, à chaque fois, séduisent un peu plus, elle vient de frapper un grand coup avec En famille, un roman qui ne ressemble à rien de connu. Ce roman non identifiable fait un bien fou, parce qu’il n’est pas de chose plus insupportable, comme le dit Nabokov, que la monotonie de la vie quotidienne. Et que, pour élargir ce propos à la littérature, il est agréable de sortir d’une production banale pour rencontrer l’inattendu.
L’inattendu, il est surtout pour Fanny, le personnage principal du roman. Ce n’est pas son véritable prénom, mais on l’appelle ainsi le jour où elle vient à la fête d’anniversaire de l’aïeule. Tante Colette venait de lire un roman où elle avait rencontré ce prénom, et elle en a affublé sa nièce. Celle-ci s’en accommode d’autant mieux qu’elle avait envie de changer d’étiquette. Le lecteur s’en trouve bien aussi, puisque cela donne résolument à Fanny le statut de personnage romanesque par excellence. Chaque fois, désormais, qu’elle entendra son ancien prénom – nous ne le connaîtrons jamais, nous n’en saurons qu’une chose : il est constitué de trois syllabes et beaucoup d’autres jeunes filles de son village le portent aussi –, elle n’aimera pas l’entendre.
Mais qu’elle s’appelle désormais Fanny signifie autre chose : elle n’appartient plus à sa famille. Celle-ci la renie, pour une raison presque inconnue. Quelques détails seront donnés à Fanny par sa tante Colette : elle est orgueilleuse, elle réussissait trop bien à l’école, elle était d’une beauté trop piquante… Quoi d’autre ? Le soupçon la prend, un instant, qu’elle n’est pas la fille de sa mère mais celle de cette tante Léda qui était, avant elle, une proscrite : elle n’a pas été invitée lors de la naissance de Fanny et celle-ci ressent son absence comme le signe d’une malédiction qui pèse sur elle.
Peut-être, si Fanny retrouve la tante Léda, pourra-t-elle comprendre ce qui lui arrive, les motivations de cet ostracisme dont elle est victime. Alors, elle part, au village voisin, dit-elle – mais on comprend, au fil de ses aventures, que chaque « village » représente en réalité une entité plus importante, un pays, voire même un continent, et qu’il suffit de prendre l’autobus pour être considérée comme une étrangère. La situation s’aggrave quand les pérégrinations de Fanny la ramènent jusque dans son village d’origine, où plus personne ne considère qu’elle appartient à la communauté.
En famille est un roman empli d’anecdotes savoureuses, parfois drôles, parfois tragiques, mais le plus souvent incompréhensibles pour Fanny qui ignore dans quel monde elle vit. Rejetée par tous, elle est la parfaite étrangère, le symbole de toutes les différences. Sans doute ne faut-il pas trop chercher à interpréter en ce sens le roman de Marie Ndiaye. Il n’empêche qu’en filigrane s’y dessine une fable qui dit bien la difficulté d’être autre, surtout quand personne ne vous dit pourquoi on vous considère ainsi, rejetée à la périphérie du monde.
L’essentiel est, plus probablement, dans la manière dont Marie Ndiaye conduit son livre et ses personnages : avec un culot qui se permet tout et ne l’empêche jamais de tenir fermes les rênes du récit.
La sorcière(1996)
Il faut bien commencer par l’extraordinaire, au sens premier du mot, puisque c’est sur cette voie que Marie NDiaye nous entraîne d’emblée. Lucie est une sorcière. Voilà, c’est dit, et il ne faut pas croire pour autant que nous allons baigner dans une atmosphère baroque où le paranormal donnerait une coloration particulière au récit. Rien de plus naturel que ce surnaturel-là.
D’ailleurs, Lucie est une sorcière aux pouvoirs limités. Sa mère était beaucoup plus douée qu’elle, même si elle n’a jamais voulu utiliser ses pouvoirs comme elle l’aurait pu, et ses filles, très vite, se révéleront des élèves modèles, capables d’emblée de surpasser leur initiatrice. Il ne suffit pas de pleurer des larmes de sang, il faut encore être capable de voir dans l’avenir, de se transformer en oiseau, de quelques autres métamorphoses qui prennent ici un tour parfaitement normal…
On ne sait trop. « Avec force douleur je mettais en branle ma technique de divination, ou de vision rétrospective, mais, aussi grave que pût être le sujet, je n’apercevais que des détails sans importance, révélateurs de rien du tout : la couleur d’un habit, l’aspect du ciel, une tasse de café fumant délicatement tenue par la personne sur qui je fixais mon regard extralucide… »
A côté de cela, les pouvoirs des deux filles de Lucie paraissent quasi illimités, et leur mère prend presque peur tant tout devient possible.
Mais cette histoire de sorcières s’inscrit dans un contexte familial complexe, et c’est l’aspect banal du roman : le mari de Lucie finit par s’enfuir et par vivre avec une autre femme. On sent bien qu’il n’est pas à sa place dans cet univers et qu’il vaut mieux, pour lui, trouver ailleurs un équilibre moins précaire, moins menacé par l’inattendu.
Il faut parler aussi de la voisine qui s’incruste et surgit aux moments les plus inattendus, jusqu’à proposer à Lucie un emploi de professeur de Connaissance objective du passé et de l’avenir pour soi-même et les autres. Malheureusement, Lucie sera rattrapée par la logique sociale et accusée de charlatanisme. Comment pourrait-elle se défendre ? « Je suis une espèce de sorcière, malgré tout. Là-dessus, je n’ai abusé personne. » C’est tout ce qu’elle trouve à dire et on devine qu’un argument de ce genre n’a aucune chance de convaincre un conseiller municipal…
La sorcière est donc une histoire triste. Mais c’est aussi une histoire gaie, dans laquelle on s’amuse d’un rien, au fur et à mesure que l’imagination de Marie NDiaye offre à ses personnages le loisir d’agir comme bon leur semble. Roman fantaisiste, mais qui contrôle la fantaisie dans le cadre très strict d’un parfait réalisme, « La sorcière » installe un doux malaise dans le confort des habitudes et des préjugés.
C’est pour cela qu’on aime lire Marie NDiaye. Parce qu’elle ne fait rien comme les autres, prend des chemins obscurs et peu fréquentés, bouscule les conventions avec une rare audace et réussit tout ce qu’elle ose, comme si rien ne pouvait lui résister, même pas les hypothèses les plus improbables.
Rosie Carpe (2001)
Le roman qui a révélé Marie Ndiaye au grand public, grâce notamment à un prix Femina. Rosie Carpe est une jeune femme que la vie a déchirée. Elle débarque en Guadeloupe pour y retrouver son frère. Mais Lazare ne l’attend pas à l’aéroport. Et rien d’ailleurs ne sera comme elle l’avait imaginé. Dans un foisonnement d’intrigues qui se croisent en une chronologie disloquée, l’écrivaine impose des images, des lieux et des personnages. Le retour vers ce livre s’impose aujourd’hui.
Trois femmes puissantes (2009)
Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. La description ne pouvant rendre qu’un hommage trop faible à ce style ample, il est nécessaire de citer. Et tant pis, ou tant mieux, si le premier paragraphe, une seule phrase parfaite d’équilibre et de beauté, est un peu long.
« Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »
Norah est face à son père. Elle ne sait pas pourquoi il lui a demandé de venir le voir en Afrique. Elle se sent peu d’affinités avec lui, qui a quitté son épouse française, a eu d’autres femmes, d’autres enfants. Elle aimerait probablement le dominer pour renverser leurs rapports d’autrefois. Mais la situation imprévue qu’elle découvre la conduit sur un tout autre chemin.
Dans la deuxième partie de cet ouvrage composé comme des récits presque, mais pas tout à fait, détachés les uns des autres, Fanta se trouve face à un homme qui est en train de perdre son travail et ses illusions. Et qui entraîne sa femme dans sa chute. Celle-ci a, en réalité, commencé bien des années auparavant, comme on le découvre en même temps qu’un Rudy jusque-là aveugle devant ses propres comportements.
Khady, dernière héroïne de ce triptyque, part vers l’Europe pour y immigrer clandestinement. Mais le chemin est fait de tous les dangers qu’elle rencontre et son destin s’écrit en lettres tremblantes, gravées sur un corps malade.
Les liens entre ces trois textes sont ténus. Ils sont surtout à voir avec un lieu. Plus largement cependant, les trois femmes sont quelque part entre l’Afrique et l’Europe, face à elles-mêmes et à leurs proches, face aux malheurs et aux moyens de les enrayer. C’est saisissant de vérité. Une vérité qui n’est pas celle des sociologues mais qui emprunte à une sorte de connaissance intime de l’être humain. Les détours des phrases sont aussi ceux d’une pensée qui chemine sans hâte vers l’élucidation d’un mystère profond. Marie Ndiaye avait déjà écrit quelques livres qui comptent. Elle vient probablement de faire mieux encore avec celui-ci.
Un portrait
Marie Ndiaye a souvent déménagé. La dernière fois, c’était en 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy. Elle ne cache pas que les deux événements sont liés. « Nous n’avions plus du tout envie d’être là, dans cette France qui venait d’élire Sarkozy », expliquait-elle à Télérama. « Nous », c’est-à-dire Jean-Yves Cendrey, son mari romancier, elle et leurs trois enfants. Une famille, avant d’être une famille d’écrivains. Le couple s’est rencontré par la littérature : Jean-Yves a écrit à Marie après avoir lu son premier livre. Et plus si affinités, comme on dit. Cela dure toujours aujourd’hui. Ils ont habité l’Espagne, l’Italie, Berlin une première fois, la Normandie et la Gironde.
Mais Marie Ndiaye revendique surtout une jeunesse française ordinaire, un esprit modelé par la campagne beauceronne. Et n’allez pas lui dire, au prétexte que sa peau est noire, qu’elle est une écrivaine « francophone », comme appelle les anciens colonisés – ou les Belges – qui écrivent en français. Son père, Sénégalais, est rentré en Afrique quand elle avait un an. De ce côté-là de ses origines, elle n’a connu aucune influence culturelle. Il lui arrive d’ailleurs de le regretter. Son frère aîné, Pap Ndiaye, est devenu un grand spécialiste de la question noire en France. Marie, en ce qui la concerne, dit : « Je n’ai pas de réflexion politique très personnelle ou originale, je ne suis pas une penseuse. »
Elle est surtout une raconteuse d’histoires qui ont beaucoup puisé dans le répertoire du fantastique. Par le roman, pour les enfants aussi, et plus récemment par le théâtre, parfois avec son mari. Puisque tous deux mènent en parallèle une vie d’écriture qui les rapproche en certaines occasions. Chacun est le premier lecteur de l’autre. Et ils ont écrit ensemble pour le théâtre. Mais ils gardent leur personnalité, comme le prouvent leurs romans parus simultanément, mais chez différents éditeurs, lors de la récente rentrée littéraire : Honecker 21 pour Jean-Yves, Trois femmes puissantes pour Marie.
A ses débuts, Marie Ndiaye parlait peu. Par un manque d’assurance lié à sa jeunesse ? Ou parce que le silence lui va bien ? (« J’aime écouter. Ce silence est une disponibilité », répondait-elle à Lire.) Aujourd’hui, elle s’exprime plus volontiers. Bien obligée, aussi, en raison d’un succès qu’elle explique notamment par sa persévérance : « Ce prix est inattendu. C’est aussi le couronnement et la récompense de 25 ans d’écriture et de cette opiniâtreté. »Elle vit en tout cas une très belle saison. Elle avait déjà reçu en septembre la bourse Jean Gattégno du Centre national du livre, 50.000 euros pour son œuvre de création littéraire. Auxquels elle peut ajouter aujourd’hui les 10 euros du prix Goncourt – un chèque qui, habituellement, s’encadre plutôt qu’il ne s’encaisse – et, surtout, les droits d’auteur que lui verseront les Editions Gallimard quand on fera les comptes de ce qui devrait être un joli succès de librairie.
Un succès tout à fait mérité, et pas seulement à force d’opiniâtreté. Marie Ndiaye est un talent très sûr, dont la vingtaine de livres publiés ne sont, à 42 ans, qu’un début dont on se souviendra quand, plus tard, revenant sur son œuvre, il faudra dire d’elle qu’elle a marqué son époque sans pour autant faire d’émules. Elle représente un cas trop singulier pour qu’il soit possible de l’imaginer en chef de file d’une nouvelle tendance, et encore moins d’une école. Elle se contente d’être elle-même, de creuser un sillon unique. C’est déjà beaucoup.
Le Goncourt
Marie Ndiaye est une femme à qui rien ni personne ne résiste. Jérôme Lindon, le patron de Minuit, a craqué le premier en recevant le manuscrit de Quant au riche avenir : il est allée l’attendre, contrat à la main, à la sortie du lycée – elle n’avait pas dix-huit ans. Pour son deuxième livre, écrit en une seule phrase, Paul Otchakowsky-Laurens, de POL, a suivi. Elle est arrivée chez Gallimard quand elle l’a voulu. Sa pièce Papa doit manger est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2003. Deux ans auparavant, elle avait été couronnée par le prix Femina dès le premier tour de scrutin. Et l’académie Goncourt a fait de même en la choisissant sans longues discussions : cinq voix au premier tour, contre deux à Jean-Philippe Toussaint et une à Delphine de Vigan, Laurent Mauvignier ayant été tout à fait oublié dans cette absence de débat.
Il y avait du beau monde dans le dernier carré du Goncourt. Il n’y avait même que du beau monde, contrairement à bien des années précédentes où les jeux d’influence avaient parfois, selon les apparences, dominé les questions littéraires. Certes, il y aura des mauvaises langues pour expliquer le prix Goncourt de Trois femmes puissantes par de mauvaises raisons. Marie Ndiaye est publiée chez Gallimard. Elle est une femme. Elle est… noire (oui, oui, on va le dire !). Mais il suffit de le lire pour reconnaître combien, à l’évidence, son roman méritait ces lauriers.
Nous l’avions d’ailleurs souligné dès l’ouverture de la rentrée littéraire : « Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. »
Curieusement, mais somme toute assez logiquement puisque la qualité d’une écriture est une notion très subjective, un autre critique avait cité les mêmes lignes que nous – celles qui ouvrent le livre – pour démontrer à quel point le style était pesant.
Les lecteurs, merci pour eux, semblent nous avoir donné raison : Trois femmes puissantes était, de tous les romans en course pour les prix littéraires, celui qui se vendait le mieux avant même son Goncourt.
S’il y a une chose sur laquelle il faut insister, c’est bien que la littérature, au sens le meilleur du mot, sort aussi gagnante de ce palmarès parfois dérisoire. Marie Ndiaye est d’abord et avant tout quelqu’un qui écrit. Même si elle dit aujourd’hui que ses premiers livres étaient bourrés à l’excès d’influences diverses – elle cite souvent Marcel Proust et Henry James –, il y a presque vingt-cinq ans qu’elle impressionne par un style qui lui est propre. Style en évolution permanente de livre en livre, bien entendu, et dont la fluidité est probablement plus grande aujourd’hui qu’en 1985. Mais toujours elle s’autorise des audaces calculées, des décalages par rapport au langage habituel, avec par exemple cette première phrase de Trois femmes puissantes, que nous avons plaisir à citer de nouveau :
« Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »
Norah est la première des trois femmes du roman. Nous rencontrerons ensuite Fanta et Khady. Elles sont toutes liées par des anecdotes ténues et des lieux précis. Elles font un pont entre l’Europe et l’Afrique. Khady, la troisième, tente d’émigrer en Europe. Un cas exemplaire à travers lequel Marie Ndiaye apporte sa pierre à une interprétation moins unilatérale de cette tentation : « L’histoire des migrants est une histoire déjà souvent relatée, mais si le sort de ces gens peut être encore mieux su et compris, j’en serai très contente », disait-elle hier.
Ladivine (2013)
Ladivine, Malinka/Clarisse et Ladivine encore : trois générations de femmes, comme en écho aux Trois femmes puissantes de son précédent roman qui, prix Goncourt oblige, a modifié le statut de Marie Ndiaye. Seulement le statut, car rien d’autre n’a changé chez elle. Ni la manière qu’elle a de répondre aux questions avec précision mais sans assurance excessive. Ni son écriture singulière. Ni son ambition romanesque. Sur les deux premiers points, l’entretien ci-après est éclairant. A propos du troisième, plongeons dans un livre qui, disons-le de suite, confirme l’étendue de son talent.
La proposition de départ donne une (petite) idée d’une complexité qui ne cessera, par la suite, de s’approfondir, développant des rhizomes qui éveillent des échos entre les vies des trois personnages principaux. Clarisse Larivière, dont le prénom était Malinka quand elle vivait avec Ladivine, sa mère, retrouve celle-ci, en même temps que son ancienne identité, le premier mardi de chaque mois, pour une visite clandestine. Richard, le mari de Clarisse, ignore tout de l’existence de cette mère souvent appelée « la servante », ainsi que du passé de son épouse. Leur fille, Ladivine, porte donc le prénom d’une grand-mère dont elle ne sait rien.
Entre les silences et les secrets s’écrit une histoire de culpabilités multiples. La ligne de fuite sera parfois la seule sortie vers un hypothétique salut. Ladivine, la seconde, est hantée, malgré elle, par des fantômes dont elle ne connaît pas les pouvoirs. Ni s’ils sont bénéfiques ou maléfiques, quand bien même ils semblent s’incarner dans les yeux d’un chien, lors de vacances lointaines chargées de signes contradictoires.
Ladivine n’est en rien le fouillis inextricable qu’évoque peut-être cet article trop bref pour rendre compte des mécanismes subtils à l’œuvre dans le roman. On s’installe dans le livre, on se laisse porter par une écriture naturelle et savante à la fois, et les relations ambiguës entre les personnages se mettent en place avec évidence. Marie Ndiaye passe haut la main l’épreuve, difficile pour certains écrivains, du roman post-Goncourt.
Entretien
Vous vivez à Berlin. Cette distance par rapport à un pays où l’on parle français est-elle une aide pour l’écriture ?
Je crois que ça ne fait rien du tout, ni dans un sens, ni dans un autre. Ce n’est pas une aide, parce que je n’ai jamais été gênée par le fait de vivre en France pour écrire en français. Ce n’est pas non plus un inconvénient.
Il y a quand même une curieuse coïncidence. Trois des quatre derniers lauréats du prix Goncourt vivent à l’étranger, ou au moins y vivaient. Vous-même en 2009, Michel Houellebecq en 2010 et Jérôme Ferrari l’année dernière. C’est curieux, non ?
C’est vrai, oui. Il faudrait considérer que le fait d’être loin vous donne un regard plus acéré sur les choses, et je ne le crois pas du tout. J’ai l’impression d’écrire maintenant exactement dans le même esprit, avec le même regard que quand j’habitais, avant de venir à Berlin, un village reculé de Gironde. Du reste, le livre précédent, qui a eu le prix Goncourt, a été écrit en grande partie en France.
Votre écriture est singulière. En avez-vous conscience ?
Oui. Non seulement je le sais, mais j’y travaille.
Si on tente de la décrire, ce qui n’est pas facile, on pourrait dire qu’elle est déhanchée. Est-ce que cela vous convient ?
Oui, je trouve ça très joli, en plus.
En même temps elle est enveloppante…
Alors, c’est parfait : déhanchée et enveloppante, ça me va parfaitement.
Cette écriture-là vous vient-elle naturellement, ou après beaucoup de travail ?
Elle est vraiment naturelle. Après, dans le cadre de cette évidence, si j’ose dire, il y a quand même un travail très précis sur le choix des mots, surtout des adjectifs.
Un travail sur les répétitions, sur la manière de faire tourner les phrases ?
Oui, c’est très conscient, très intentionnel.
Pratiquez-vous le même genre d’écriture dans le théâtre, pour lequel vous travaillez aussi ?
Non. Au théâtre, ce serait difficile, je pense. L’écriture théâtrale est beaucoup plus directe, elle est moins ressassante, moins concentrique.
Quel a été le déclic, le point de départ de « Ladivine » ?
Le point de départ était l’image d’une famille très contemporaine, un couple et leurs deux jeunes enfants, qui réalise un rêve de vacances et dont le rêve se transforme en quelque chose d’infernal. C’était vraiment le point de départ : cette image de pauvres touristes égarés, désorientés et qui, finalement, après avoir mis tout ce qu’ils avaient d’économies et d’énergie dans un voyage important et lointain, se retrouvent profondément désillusionnés.
Cette désillusion revient à plusieurs reprises, et sur d’autres plans, dans le roman. C’est devenu un thème récurrent dans « Ladivine » ? Par exemple, vous écrivez, à propos de cette famille : « elle les aimait tous les trois, mais non sans détresse. » De l’amour et de la détresse en même temps, cela correspond aussi à de la désillusion ?
Oui, c’est vrai. Mais elle aime aussi avec détresse parce qu’elle a peur pour eux. Je crois qu’il est dit à un autre moment qu’elle a tellement peur pour ses enfants qu’elle souhaiterait presque les voir vieux très vite. C’est ça aussi, l’amour, c’est plein de peur, je crois : la peur de ce qu’il peut arriver à ceux qu’on aime.
Et il en arrive, des choses : des gens disparaissent, d’autres meurent… C’est un livre tragique ?
Je ne suis pas sûre, parce que j’ai l’impression quand même que ça finit sur une note d’espoir…
Apaisée, plutôt ?
Apaisée, oui.
Malinka, qui change de prénom pour s’appeler Clarisse, a honte de sa vie d’avant, elle a honte de Ladivine et elle souffre de cette honte. Vos personnages sont pleins de souffrances…
Oui, c’est vrai. Elle a honte de sa honte. Ce serait plus simple pour elle si elle avait simplement honte, et puis voilà. Mais sa situation est compliquée…
Dans la première partie du livre, elle semble nommer sa mère plus souvent « la servante » que « ma mère ». Savez-vous si la fréquence du mot « servante » est plus élevée ?
Je suis sûre, oui.
Très souvent dans vos livres, une place est accordée au fantastique. Il fait partie de votre univers ?
Il ne fait pas partie de ma vraie vie, je ne suis pas du tout sujette à ces croyances. En fait, il n’y a rien de surnaturel à quoi je crois. Je ne suis pas croyante, par exemple, dans le sens traditionnel du terme.
Dans le roman, le fantastique se manifeste par la présence des chiens…
Oui.
Pourquoi les chiens ?
Dans la partie « famille en vacances », avec le chien qui guette les sorties de Ladivine, je me suis posé la question du choix de l’animal qui devait la surveiller ou la protéger. Il m’a paru évident que c’était un chien car, d’une certaine manière, il était impossible que ce soit autre chose. Dans les rues d’une grande ville, il n’y a qu’un chien qui puisse être là sans que ça semble bizarre.
Les lieux sont importants : Bordeaux, Langon, Berlin, les vacances allemandes, les vacances dans un pays qui n’est pas nommé mais qui semble être un pays africain anglophone… Est-ce que vous avez pensé à ce livre d’une manière géographique ?
Oui, bien sûr.
Chaque lieu donne-t-il une tonalité différente ?
Je pense, oui.
Les avez-vous choisis rapidement ou ont-ils surgi en cours d’écriture ?
Je les ai choisis très rapidement, parce que j’ai du mal à parler de lieux où je ne suis jamais allée. Langon, c’est là où je vivais avant. Berlin, j’y vis. Annecy, je connais. Et l’endroit indéterminé, probablement d’Afrique, ça pourrait être le Ghana, où je suis allée.
C’est là où vous avez puisé les images ?
Oui.
Ce livre paraît relativement longtemps, trois ans et demi, après « Trois femmes puissantes ». Il est vrai que vous avez aussi écrit pour le théâtre entretemps. Travaillez-vous tout le temps à un roman ou y a-t-il des périodes de relâche ?
Après chaque roman, je laisse passer plus d’un an avant de me remettre à un autre roman. Entretemps, j’écris des choses plus brèves, mais je ne commence jamais le roman suivant avant qu’il ne se soit écoulé de nombreux mois.
Pendant ces mois, ça mûrit sans que vous vous en rendiez compte, ou avez-vous conscience que quelque chose est en train de naître ?
J’en ai conscience, je réfléchis presque chaque jour à ce que sera le roman suivant, mais sans écrire.
Comment vivez-vous ce séjour parisien ? Vous n’êtes là que trois jours et vous devez avoir dix mille interviews au programme…
Je serai contente de rentrer tout à l’heure !
La Cheffe, roman d’une cuisinière (2016)
Marie Ndiaye est la romancière des évidences et des contre-évidences. Les évidences, elle les crée et les impose. Ainsi ce féminin peu usité de « Cheffe », dans le titre de son nouveau roman. Il sera si peu question du prénom de Gabrielle, presque toujours appelée « la Cheffe », que cela semble tout naturel. Par ailleurs, comme elle l’avait déjà fait, notamment dans Trois femmes puissantes, qui commençait par un « Et » renvoyant à on ne sait quoi, elle ouvre La Cheffe, histoire d’une cuisinière par une phrase rien moins qu’évidente : « Oh oui, bien sûr, c’est une question qu’on lui a souvent posée. » Quelle question ? Elle ne sera jamais précisée. Même si on devine, à la réponse du narrateur, qu’elle se rapporte à la supposée faible intelligence de la Cheffe. Il dément, bien sûr. Car elle a été la femme de sa vie et elle a manifesté pour lui quelque chose qui s’apparentait à de l’amitié.
La Cheffe est morte et sa biographie ou sa légende reste à construire. Contre ce que raconte sa fille, le narrateur rétablit sa vérité. Dans les détails, parce qu’il a lui-même enquêté sur le passé de celle qu’il aimait, et dans la philosophie dont elle était imprégnée autant qu’elle en faisait la colonne vertébrale de sa cuisine. Le mot qui la définit le mieux est sans doute : loyauté. Loyauté envers les autres, envers elle-même, envers son talent qu’elle ne surestime pas mais qu’elle exploite au mieux, envers les produits qui n’ont pas besoin de séduire par des artifices quand ils sont bien choisis. « Elle se méfiait de tout procédé qui visait à faire joli, à faire bien au détriment, le cas échéant, de la qualité première du produit. »
Après les années de formation sur le tas, guidée par l’intuition des merveilles qu’elle peut faire naître de la nourriture, la Cheffe a ouvert son enseigne, fidèle à ses principes. Ceux-ci se sont révélés efficaces au-delà de ce qu’elle aurait pu souhaiter. Elle aimait accueillir ses clients comme des amis, sans cependant leur manifester son amitié autrement que par les vertus de ses plats, car pour le reste elle est peu démonstrative. Et puis, le succès appelant la notoriété, elle a reçu une étoile. Ce jour-là, elle a pleuré. Non de joie : « Si on me récompense, c’est que j’ai démérité », dit-elle. Elle a eu le sentiment de s’être compromise…
Sur ce premier malheur paradoxal s’en est greffé un deuxième : sa fille est rentrée du Canada, a pris les choses en main selon les lois d’un marketing agressif. Changeant la décoration, augmentant les prix, imposant de la musique là où il n’y en avait jamais eu. Les conséquences ont été rapides : perte de l’étoile, fermeture du restaurant. Et on se dit, en suivant l’histoire de la Cheffe, que sa droiture morale ne pouvait se satisfaire des apparences de la réussite, qu’elle a donc consciemment laissé sa fille détruire ce qui, déjà, n’existait plus tout à fait.
Ce destin, rapporté par la voix du plus fidèle d’entre les fidèles, est fascinant. Et fascine encore davantage à travers l’écriture déhanchée et enveloppante de Marie Ndiaye, pour reprendre deux mots que nous lui avions proposés et qu’elle avait validés.