J’ai lu peu d’essai cette année. Peu de roman aussi. 2020 est une année singulière à tout égard. J’ai beaucoup écouté des paroles par le biais des podcasts. Sur pas mal de sujets. Parmi ces prises de parole passionnantes, j’ai eu le plaisir de suivre Virginie Despentes en trois épisodes sur le podcast de Victoire Tuaillon, Des couilles sur la table...
A l’époque, je m’étais déjà procuré une version de poche de King Kong Théorie. J’ai écouté de Virginie Despentes dans cette émission et j’ai lu sa lettre ouverte sur les enjeux de la lutte d’Assia Traoré et sur la question du privilège Blanc : « Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème ». On ne comprend jamais mieux un auteur que lorsqu’on pénètre sa littérature. La lecture de King Kong Théorie explique beaucoup de choses sur la femme de lettres. C’est un texte remarquablement bien écrit. Avec énormément de style, pour un essai. C’est, sur le plan littéraire, génial. Virginie Despentes écrit comme elle parle. Sauf qu’elle ne parle pas comme tout le monde. Baise-moi est le titre d’un de ses romans phares. Du côté de Saint-Germain-des-prés, on aurait trouvé un titre plus convenu. Et je me souviens que l’arrivée dans le game de Virginie Despentes a donné lieu à des postures très clivantes au niveau de celles et ceux qui s'autorisent à penser. Dans King Kong Théorie, par son propos et la forme de celui-ci, Virginie Despentes exprime la force de son positionnement. A la marge.« J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneurs, les frigides, les mal baisées, les imbattables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire ». Bad lieutenantesPeut-on mieux se positionner ? Dans cet extrait, vous avez toute l’énergie de l’écrivaine, son style... Tout au long de cet essai, c’est de ce point de vue qu’elle s’exprime. Une approche particulièrement engageante.
« Bien sûr que je n’écrirais pas ce que j’écris si j’étais belle, belle à changer l’attitude de tous les hommes que je croise. C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui ».Virginie Despentes va construire ce texte à partir de ses expériences personnelles complexes, douloureuses. Et l’homme est une composante destructrice par un pouvoir patriarcal qu’il exerce sans vergogne ou parfois de manière inconsciente.
D’où vient-elle, qui est-elle ?
Dans le chapitre Je t’encule ou tu m’encules qui n’a rien à envier aux intitulés de Place des fêtes de Sami Tchak, Virginie Despentes se définit. Et ce qui est intéressant, c’est que se définir ne signifie pas fournir un pédigree élaboré, mais dire ce que l’on a fait, ce par quoi on est passé, ce que l’on a dépassé, ce à quoi on refuse d’être assignée. En pages 18 et 19, elle décrit cela. « J’ai ouvert un compte en banque à mon nom sans avoir conscience d’appartenir à la première génération de femmes à pouvoir le faire sans père ni mari ».« On entend aujourd’hui des hommes se lamenter de ce que l’émancipation féministe les dévirilise. Ils regrettent un état antérieur, quand leur force prenait racine dans l’oppression féminine. Ils oublient que cet avantage politique qui leur était donné à toujours un coût : les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’Etat, en temps de guerre »Elle définit l’autre en n’oubliant pas de signaler toutes les strates de hiérarchisation de la société dans laquelle elle évolue. Elle vient du milieu punk.
Viol subie, épisode de prostitution choisie
Si Virginie Despentes évoque ces questions avec beaucoup de distance, il est néanmoins difficile de pouvoir mettre des mots dessus en tant que lecteur. Je parle au masculin. Elle parle du viol qu’elle a subi à la suite d’un auto-stop. Comment se reconstruit-on après une telle agression ? Quelles sont les postures adoptées habituellement ? Virginie Despentes a opté pour le refus de toute forme de victimisation, donc le déni. Avant que la sororité et l’ouverture de la parole lui permettent d’affronter réellement l’impact de cet acte. C’est aussi un propos sur le conditionnement de la femme à ne pas se défendre. « Défendre ma peau ne me permettait pas de blesser un homme ». Elle se reproche de ne pas avoir employé une arme blanche pour se défendre contre l’agression de ces hommes, mais elle explique aussi avec perspicacité que ce n’est pas le fruit d’un hasard.« Je ne suis pas furieuse contre moi de pas avoir osé d’en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force » p.46Sur la prostitution occasionnelle à laquelle elle s’est prêtée par choix, son discours n’est pas conventionnel et il s’oppose à des postures plus classiques des tenantes du féminisme.
« Faire ce qui ne se fait pas : demander de l’argent pour ce qui doit rester gratuit […] Les prostituées forment l’unique prolétariat dont la condition émeut la bourgeoisie » p.57.Virginie Despentes nous offre, si je peux dire, les angles morts sur la question de prostitution, comme un acte à disposer de son corps qui serait condamné par la société patriarcale, les mêmes hommes qui compatissent au destin de la prostituée qui paradoxalement est le fruit de leur besoin. Elle dissocie la prostitution à risque, sous la domination d’un proxénète, dans des conditions extrêmes, peu protégées. Je n’aborderai pas la pornographie.