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L’histoire est une littérature contemporaine d’Ivan Jablonka. Compte-rendu

Publié le 29 novembre 2020 par Antropologia

Les sciences sociales sont une littérature

La réédition en livre de poche du livre d’Ivan Jablonka publié en 2014 donne l’occasion de revenir sur son projet – joindre les sciences sociales à la littérature, établir le texte du savoir selon sa splendide formule – d’autant que ses analyses ont légèrement évolué. Désormais, il « dialogue avec le linguistic turn » ainsi qu’il l’affirme dans sa nouvelle préface.

L’histoire est une littérature contemporaine d’Ivan Jablonka. Compte-rendu

Jablonka, Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, Points, 2017.

Est-ce une spécificité française de dénoncer ce que l’on pratique ? Comme tous ne sont pas enfermés dans le « narcissisme monoglotte » (Foucault), quelques chercheurs défoncent les portes de l’académisme. Ainsi cette idée selon laquelle il est nécessaire de ne pas séparer la littérature des sciences sociales familière à certains anthropologues comme Eric Chauvier dont La nouvelle Quinzaine littéraire du 1-15 juillet 2017 présentait l’œuvre « à l’interface de l’anthropologie et de la fiction ». Dès l’introduction de son livre, l’historien Jablonka va lui aussi chercher sa voie du côté de certains anthropologues américains, le Clifford Geertz d’Ici et là-bas, et ceux de la « Writing Culture School » du fameux colloque de Santa Fé de 1984, acte de naissance du « post-modernisme » en anthropologie, discipline que je n’arrive pas à bien distinguer de l’histoire. D’ailleurs l’un d’eux, Vincent Crapanzano, enseigne à la fois l’anthropologie et la littérature comparée à la « Graduate Faculty of the City University of New-York ». Nous nageons dans la même eau que ces poissons.

Posté sur ces paradigmes, Jablonka déroule ce parcours depuis l’Antiquité pour mettre en avant Aristote qui distingue « l’histoire-récit » de « l’histoire-enquête » (p. 146) et Cicéron qui déjà amalgame le juge et l’historien. Comme souvent, si nous avions su les lire, tout était déjà dit, même s’il est toujours nécessaire de le rappeler.

Pourtant dans cet océan d’innovations (ou de répétitions), il reste des silences. Le premier est l’oubli d’Henri Griffet pourtant évoqué par Momigliano et Ginzburg qui, contre l’« histoire-récit » de Voltaire mais aussi contre les Lumières, réclamait dès 1771 des « preuves historiques »[1]. Le second silence, encore plus gênant, néglige l’immense « banquise » installée par les durkheimiens pour s’en dispenser. Conséquences de cet oubli, ni l’article de Simiand de 1903[2], ni sa critique (implicite) d’Evans-Pritchard de 1961[3], articles si révélateurs à mes yeux de l’épistémologie de l’histoire (et de ses relations aux sciences sociales), ne sont cités. Polémiquant avec Seignolos, Simiand condamne fermement la démarche anthropologique car, écrit-il, « les phénomènes sociaux ne peuvent guère être embrassés par une observation individuelle directe. » Il préconise donc ce qu’il appelle « la connaissance indirecte » « obtenue par l’intermédiaire d’un autre esprit » (Simiand,), sources de seconde main, informations « déduites » et « non observées » dirait De Certeau.

Il reste d’autres occultations dans le livre de Jablonka aux conséquences encore plus importantes, comme l’absence de prise en compte de l’échelle qui pourtant détermine la nature des informations utilisées. Ainsi, le témoignage implique une situation « microscopique » vécue par le locuteur alors que le récit – le « déduit » de De Certeau – peut aller aux plus larges « abstractions », terme déjà utilisé par Seignolos. Cette censure permet d’inclure tous les ouvrages des historiens, autre oubli, dans une entité relativement homogène alors que je ne vois nul lien entre Ginzburg et Chaunu, sauf que l’un et l’autre disent parler du passé. Il y a pourtant des façons très différentes de faire de l’histoire (et de l’anthropologie) et si je préfère Ginzburg à Chaunu, c’est que le premier, non seulement me parle de la vie des gens, la mienne, celle du bas, mais non des informations réclamées d’en haut par les puissants. Pourtant Jablonka invoque la forte phrase de Fustel de Coulange : « Nous ne devons croire qu’à ce qui est démontré » qui ne fait que reprendre le Descartes du Discours de la méthode : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle. »

Mais s’il ne condamne pas certaines façons de faire de l’histoire contre d’autres, curieusement, Jablonka n’en désigne pas moins d’autres « épouvantails », le « linguistic turn » dont il dénonce « la cuve acide », ou le « post-modernisme ».

Avec raison, Jablonka démonte la distinction de Barthes entre écrivants soucieux du signifiant et écrivains préoccupés par le signifié, et ce n’est pas l’éditeur de Chauvier, Campagne, Milhé, Monnier et d’autres qui le lui reprocherait. Si les sciences sociales doivent se joindre à la littérature, elles n’en doivent pas moins accentuer leurs efforts dans deux directions. En premier lieu, présenter aux lecteurs les « preuves historiques » de leurs affirmations, et pour cela, dire haut et fort que les faits sociaux ne sont pas des choses mais que nous n’accédons qu’à des informations de qualités différentes que la critique permet de hiérarchiser. En second lieu, il nous faut utiliser les acquis du « tournant linguistique »[4]  car nous n’accédons à la connaissance de la réalité que par la médiation du langage Nécessairement recopié par Montaigne, Epictète l’avait déjà dit dans son Manuel : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses mais les jugements qu’ils portent sur les choses ». Pour accéder à la réalité, il faut donc commencer par écarter tout ce qui encombre les chemins qui conduisent à sa connaissance, c’est-à-dire prendre en compte les multiples distorsions qu’entraine l’inéluctable médiation du langage.

Une fois encore, nous ne pouvons que constater que les débats sur les sciences sociales sont menés en France par les historiens alors que les mêmes se déroulent aux USA surtout entre anthropologues. C’était déjà vrai avec Paul Veynes en 1971, ça l’est encore aujourd’hui avec Ivan Jablonka.

Bernard Traimond

[1]   GRIFET, Henri, Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire, Rouen, Veuve Besongne, 1775.

[2]   SIMIAND, François, « Méthode historique et science sociale » Revue de synthèse, 1903.

[3]   EVANS-PRITCHARD, E.-E. « Anthropologie et histoire » dans Les anthropologues face à l’histoire et à la religion, Paris, PUF, 1974.

[4]   « Nos constructions doivent être jugées en termes de relations – les possibles compréhensions et incompréhensions – qui naissent de notre manière d’aborder les autres. Elles transitent par le langage et notre perception du langage, par la traduction et notre compréhension de la traduction, par le récit et les conventions descriptives et notre reconnaissance critique de ces conventions, par nos capacités projectives et notre évaluation de ces capacités. Elles transitent aussi par la compréhension qu’a notre interlocuteur de ces mêmes facteurs. » Vincent Crapanzano, Les Harkis. Mémoires sans issue , Paris, Gallimard, 2012. p. 19.


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