Dans la tradition mystique catholique, l'idée d'une Nuit Obscure est devenue classique depuis, au moins, Jean de la Croix au XVIè siècle. Au XVIIè siècle, avec la tradition de l'oraison de silence intérieur, sans pensées ni discours, s'est confortée l'idée que la Nuit est inévitable, qu'elle est l'un des trois étapes de toute vie intérieure :
- d'abord une première étape de rencontre avec le divin, une découverte intime qui se traduit par la joie, les lumières et une expérience "savoureuse". On a l'impression que tout est bien, que tout est divin, que tout a du sens, que tout est évident. C'est l'étape de la conversion.
- ensuite vient la nuit, la mort, le travail, le "pourrissement", le vide, le désert. On a le sentiment de ne plus rien sentir. Tout semble absurde. La "nature" se révolte : par moment, l'imagination semble devenir folle, plus puissante que jamais. Et on se sent impuissant, incapable, écrasé par les puissances titanesques du corps, de l'esprit, de l'inconscient, de la vie, de la nature, du destin. Selon la tradition, cette étape est un indispensable purification qui doit faire réaliser à l'Âme qu'elle n'a aucun pouvoir propre, qu'elle n'a rien propre, que Dieu lui est tout en tout. Et le plus important que que, malgré cette impression de vide ou de gâchis ou de régression, l'action divine opère, mais de manière inconsciente, de manière à ce que l'ego ne puisse s'en attribuer les mérites. Cette étape peut durer des années, voire des décennies.
- enfin vient la renaissance, la vie nouvelle : l'individu renaît, mais débarrassé de l'ego, du "vieil homme". Sa volonté, ses énergies ne font plus qu'un avec le divin qu'il a découvert à la première étape. Le mental revient, mais purifié, comme une main abandonnée entre les mains du Peintre suprême. Tout revient, mais sur fond de vacuité qui laisse passer toute la lumière. L'individu est comme une vitre parfaitement transparente : la lumière passe à travers elle, si bien que le verre est pour ainsi dire invisible, bien qu'il soit toujours présent. C'est la vie nouvelle, divinisée, c'est l'état fixe, la liberté intérieure parfaite.
La seconde étape, celle de la Nuit, est donc indispensable. Sans mort, point de renaissance. Si l'Âme ne meure pas à ses attachements, à sa propriété, Dieu ne peut la remplir. En fait, nous sommes déjà pleins de Dieu, comme des éponges plongées dans l'océan. Mais nous ressentons le divin sous la forme d'un monde étranger rempli de soucis et de menaces. Le travail de la nuit est une sorte de détente profonde, un acquiescement toujours plus profond à l'amour divin, qui est tout ce qui se présente à nous.
Mais la question se pose : cette Nuit est-elle incontournable ? Si elle l'est, comment se fait-il que de nombreuses traditions ignorent cette nuit ? Dans le shivaïsme du Cachemire, il est certes questions d'obstacles. Mais ces obstacles peuvent être vaincus en un instant, par une lucidité extraordinaire, par un réveil de la conscience. De même dans le bouddhisme tantriques : certes, on a des visions de démons, des maladies, des douleurs, etc., mais nulle part on ne trouve l'idée que cela doit durer plusieurs années ou plus. La doctrine catholique, avec son accent mis sur la chute, le péché, la culpabilité, le remord, la haine de soi, l'abjection, donne peut-être des dimensions dramatiques à cette phase de la vie intérieure. De plus, plutôt que des étapes traversées une seule fois, peut-être faut-il voir plutôt des cycles, un mouvement en spirale où l'on repasse par les mêmes étapes, mais à différents niveaux. Là aussi, la conception linéaire du temps a sans doute joué.
La vérité de cette Nuit est que tout est respiration, succession de jours et de nuits, de morts et de renaissances. C'est comme quand je me détend : les tensions cèdent peu à peu, par morceaux, et d'autres tensions plus profondes affleurent alors ; et ainsi de suite.
Alors oui, la Nuit est inévitable, car il n'est pas de jour sans nuit. Mais cela fait partie du mouvement naturel de la vie. Et j'ajouterai que la Nuit se révèle toujours plus comme paix : sommeil profond, repos mystique, silence intérieur ; et le Jour se dévoile de plus en plus comme joie, vibration, amour, don, échange, félicité, jeu gratuit, jeu de grâce.