D’ordinaire, dans Barrio de Tango, je ne commente que les dessins parus dans Página/12, comme ci-dessus avec cette vignette qui se passe de tout commentaire. Vous allez voir pourquoi je m'en tiens à ces artistes.
Commençons donc par eux, les vrais artistes, ceux de Página./12, qui ont repris hier leurs personnages récurrents afin de refléter la douleur populaire avec une économie de moyens et dans une sobriété où eux-mêmes s’effacent devant l’événement.
Maintenant je comprends pourquoi tu étais un Cebollitas[nom de l’équipe benjamine de Maradona, les « petits oignons »].Tu nous fais pleurer, dit Lukas,
l’indécrottable pessimiste chevelu inventé par Miguel Rep.Traduction © Denise Anne Clavilier
Vous le voyez, ces deux artistes, Miguel Rep et Daniel Paz, le premier toujours seul, le second tantôt avec, tantôt sans son partenaire scénariste Rudy, publient des dessins qui ont quelque chose à dire. Leurs homologues, dans Clarín et dans La Nación, ont certes une maîtrise technique indéniable du dessin, leur ligne est sûre et on reconnaît parfaitement les personnalités qu’ils caricaturent. Pourtant, leurs vignettes expriment au mieux des banalités, à tout le moins un discours creux. Bien plus souvent hélas, elles ne disent strictement RIEN.
En
l’occurrence, vous allez pouvoir le constater sur les publications
d’hier. C’était un jour tout à fait spécial, il aurait dû les
inspirer.
Erlich, dans Clarín, est l’un de ceux qui a le plus à dire avec ce « Mon plus grand rêve ? Jouer une Coupe du Monde », qui montre le petit Maradona quand il jouait avec les benjamins de sa banlieue ouvrière au sud de Buenos Aires, là où des journalistes l’avaient repéré très tôt. Il cite là la toute première interview télévisé du gamin qui avait une dizaine d’années et il rêvait déjà non seulement de jouer une coupe du Monde mais de la gagner sous les couleurs nationales.
Nik, dans La Nación, fait mieux en reliant son dessin au mythe de Maradona : « Eh bien, dit Dieu, je peux prendre ma retraite maintenant »Traduction © Denise Anne ClavilierToutefois, le message qui semble le plus original n’est pas de ceux qui nous le servent. Il s’agit d’une citation du journaliste Víctor Hugo Morales, lorsqu’il a commenté, avec des envolées poétiques qui ont fait sa réputation d’homme de radio, le fameux match de la Coupe du Monde à Mexico en juin 1986, le but du siècle (el gol del siglo), celui où Maradona a traversé tout le terrain pour aller marquer dans la cage des Anglais après leur avoir infligé un premier but de la main quelques minutes plus tôt : il s’agit de l’expression « barrilete cósmico » (cerf-volant cosmique), qu’ils étaient plusieurs dessinateurs hier à tenter de rendre en image. Aucune idée personnelle ! Un désastre. Et dire que La Nación, où paraissent ces vignettes, est très critique contre Víctor Hugo, à cause de ses positions politiques kirchneristes (qui peuvent être crispantes, mais enfin c’est son droit !). On peut donc tout au long de l’année déconsidérer à qui mieux mieux Víctor Hugo et quand on a besoin de lui faute d’idée à soi, on le pille allègrement.
Trois dessinateurs de La Nación ont décliné la même idée : Liniers, qui fait du cerf-volant la Croix du Sud, cette constellation de l’hémisphère sud qui symbolise si souvent l’Argentine pour ses habitants ; Alejandra Lunik qui fait quelque chose de très joli mais c’est comme avec l’ex-« Nouvelle Cuisine », il n’y a rien à manger dedans et enfin Diego Parés qui s’aventure sur des terrains qui n’ont rien à voir avec Maradona et ce pour quoi sa mort suscite l’émotion actuelle.
"Cerf-volant cosmique ! De quelle planète viens-tu ?"
Viennent ensuite trois vignettes muettes. En effet, elles ne disent rien de rien. Ce sont trois caricatures signées par Sebastián Dufour, Alfredo Sábat (qui surfe sur la réputation méritée du défunt Hermenegildo Sábat) et Pablo Lobato, tous les trois dans La Nación.
Enfin, il y a
ce dessin de Max Aguirre dont le message, il y en a un pour une fois,
est assez ambigu. Il sent son mépris de classe d’assez loin tout
en faisant semblant de rendre hommage au disparu. La légende exclut
même de l’hommage cette classe dirigeante de droite dont La
Nación
est le journal préféré (ce qui est assez juste. Elle ne se sent
pas concernée par ce deuil et Mauricio Macri, ancien président de
Boca Juniors, ne s’est pas exprimé au moment où l’on dit adieu
au joueur de ce club le plus reconnu dans le monde entier).
« Les dieux populaires emportent toujours leur boue à la semelle de leurs chaussures, comme les leurs »Traduction (hélas très imparfaite) © Denise Anne Clavilier (1)
Tute pour sa
part a fait dans La
Nación,
encore elle, une vignette au message si discret qu’il en devient
difficile à entendre : un ballon shooté par un pied invisible
caché dans le ciel, représenté comme un ensemble des différents
éléments du drapeau national, à savoir ses deux couleurs, le bleu
ciel et le blanc, et ce soleil, dont on ne voit que quelques rayons
perçant derrière le gros nuage de beau temps… On dirait une bonne
idée que le dessinateur n’a pas eu le temps ou pris la peine de
développer jusqu’au bout. Bizarre !
Alors
consolons-nous avec la vignette publiée ce matin sur le site de
Página/12
par ce génie qu’est Miguel Rep : Maradona, façon célèbre
quatuor anglais qui a lui aussi passablement abusé des produits narcotiques, portant successivement quatre de ses
maillots emblématiques, celui de Argentinos Juniors (son premier
club professionnel dans le quartier de Paternal à Buenos Aires,
celui dont le président Alberto Fernández a revêtu le cercueil en venant
s’incliner hier), puis le maillot de Boca Juniors, puis celui de
Calcio Napoli et enfin le maillot des Albicelestes. Manque à l’appel
celui du FCB, cette équipe de Barça, celle de la Barcelone riche,
arrogante et bourgeoise qui n’a pas fait au titi faubourien
argentin qu’était Maradona l’accueil qu’il aurait mérité…
En ce premier jour du deuil national, Víctor Hugo Morales est revenu sur le match mythique de Mexico qu’il avait si brillamment commenté.
© Denise Anne Clavilier www.barrio-de-tango.blogspot.com
Pour aller
encore plus loin :
lire l’article de La Prensa sur le même sujet
lire l’article de Página/12 sur l’adieu des anciens de l’équipe des Cebollitas.
(1) Su gente : littéralement « les leurs », c’est-à-dire leur entourage, leur quartier, leur famille… Tout cela à la fois.