Chaque mois, dans ses 10 derniers jours, tout comme je le fais pour le cinéma (dans ses 10 premiers) et tout comme je le fais pour la musique (vers le milieu), je vous parle de l'une des mes trois plus grandes passions sur terre, après toutes les autres, la littérature.
Lire c'est s'ouvrir au monde. C'est s'ouvrir à un monde. C'est découvrir et se découvrir. C'est apprendre, comprendre le monde différemment. Ou pas. C'est accepter de se faire bercer par un rythme qui n'est pas le sien. Par des idées qui ne sont pas les siennes. C'est plonger dans la poésie d'autrui. Pour moi, qui suis traducteur, c'est à peine travailler.
Lire c'est apprendre à respirer autrement. Et respirer, c'est vivre.
L'AVEUGLEMENT de JOSÉ SARAMAGO
Un homme devient soudainement aveugle. C'est le début d'une épidémie qui se propage à une vitesse fulgurante à travers tout le pays. Saramago, prix Nobel de littérature de 1998, est Portugais, on imagine donc le Portugal, mais ça pourrait être n'importe où sur terre. Mis en quarantaine, privés de tout repère, les hordes d'aveugles tentent de survivre à n'importe quel prix. Seule une femme n'a pas été frappée par "la blancheur lumineuse" . Saura-t-elle les guider hors de ces ténèbres désertées par l'humanité?
Par cette simple prémisse, vous pouvez comprendre bien des allégories. Saramago était un brillant écrivain d'allégories. Il s'agit d'un livre de 1995, mais qui pourrait bien être un livre du mois dernier. Les aveugles, vous pouvez choisir qu'ils soient les trumpistes. Vous pouvez aussi choisir que ce sont les complotistes. Le livre offre aussi une sorte de pandémie croissante. Difficile de trouver livre plus actuel.
Un peu comme Albert Camus, autre Nobel, dans La Peste, ce sont les humains, ainsi que leur déshumanisation qui est ici exposée. Comme souvent dans les oeuvres de Saramago, personne n'est clairement identifié. On parle de "la femme du docteur", de "la femme aux lunettes teintées" du "premier aveugle", du "voleur". Parce que la drôle de maladie rendant tout le monde aveugle fait ressortir des travers humains assez croches. Ainsi, très tôt dans le livre, un homme, aidant le premier aveugle, qui lui, était devenu aveugle au volant de sa voiture, l'escorte jusque chez lui, avant d'improviser en lui volant sa voiture, qui ne pouvait plus servir à un aveugle de toute manière. Raisonnement de bottines me direz-vous, mais voilà, cet homme devient lui aussi aveugle, peu de temps après, et chez les aveugles, ce qu'il y a de certain, ce sont bien qu'il y pousse des tonnes et des tonnes de raisonnements de bottines.
Saramago était un grand écrivain , décédé en 2010, à découvrir si vous ne le connaissiez pas.Un grand humaniste aussi.
Le livre peut paraître intimidant car il y a des centaines et des centaines de dialogues mais ils ne sont pas isolés comme on le fait traditionnellement dans un roman. Chaque chapitre est une sorte de paragraphe dans lesquels sont greffés des dialogues. Du genre.
L'homme lui dit de ne pas paniquer. Mais je ne panique pas moi, monsieur, je rationalise ce que vous ne rationalisez pas personne!. C'est injuste de voir les choses ainsi a répété le premier homme. Mais non, ce n'est qu'une impression que vous avez, et les impressions sont toujours fausses à mon égard.
...et ainsi de suite, vous voyez le genre de structure.
Ceci étant dit, l'exemple que j'ai donné n'est pas tiré du livre.
Les phrases, espacées par des virgules, donne une vive impression d'activités agitées et de panique montante dans cette société de plus en plus aveugles.
La société cesse de fonctionner, menace qui a plané autour des États-Unis récemment.
Saramago nous envoie des élans de poésie assez remarquables. Tristesse et espoir se côtoient. Certains moments, on se félicitent de ne plus voir certaines atrocités. Certaines autres fois, on réalise que voir, c'est indispensable.
Une splendide plume dans un livre tout ce qu'il y a de plus habituel. Et qui ne pourrait pas être plus actuel.