Pour la plupart des spiritualités de l'Inde ancienne, il est impossible de vivre libre. Et, même quand on meurt, on revit. Et quand on vit, on est pas libre, on est esclave du karma, c'est-à-dire des conséquences inévitables des actes que l'on pose.
Ainsi, pour le bouddhisme ancien, pour le Sâmkhya, le yoga de Patanjali, pour le Vedânta, il est impossible de vivre libre. Le but de la pratique spirituelle est alors de mettre un terme définitif à la vie. On atteint finalement la délivrance (moksha), l'extinction (nirvâna).
Mais selon le Tantra révélé par Shiva, il est possible de jouir des sens (bhoga) tout en étant libre (moksha) : c'est l'idéal de la "liberté en cette vie même" (jîvan-mukti).
En voici le principe, en un verset de la Lune de la connaissance :
yena prabuddhabhāvena bhuñjāno viṣayān svayamna yāti pāśavaṃ bhāvaṃ jñānacandraḥ sa kīrtitaḥ
"Qui jouit intuitivement des objets des sensen étant bien éveilléne devient pas esclave :il est une Lune de la Connaissance."Celle ou celui qui se délecte, qui mange les choses (bhunj) intuitivement, directement, spontanément, c'est-à-dire sans détachement, sans distance, sans être dans la "posture du Témoin" (sâkshi-bhâva) vantée par d'autres traditions, ne devient pas pour autant esclave des choses. Il "mange" les choses comme les profanes (pashu), mais il ne tombe pas pour autant dans l'aliénation (pâshava-bhâva). Comment est-ce possible ?- Parce qu'il savoure les objets des sens tout en étant dans un "état d'éveil" (prabuddha-bhâvena). C'est tout simplement un état où l'on comprend clairement et sans aucun doute que nous ne sommes pas "dans" le monde, mais que le monde est en nous, dans la conscience, dans cette présence, insaisissable et pourtant évidente, en laquelle tout se fait jour. Le corps peut être l'esclave des objets des sens. L'espace de la conscience ne peut jamais devenir dépendant.Mais cela ne revient-il pas au détachement prôné par les traditions classiques ?- Non, car ici, je reconnais intellectuellement et je ressens, que les objets des sens sont "ma" manifestation. Je sens que mon centre est le centre qui crée ces objets, comme ce miel, comme ce beau corps, etc. Mais alors, si mon centre est la source des objets des sens, pourquoi donc pourrai-je les désirer ou en cultiver le besoin ? - C'est un jeu : jouer au jeu de l'incarnation. En mes entrailles, je sens que je suis extase créatrice, plénitude sans besoins ; mais étant absolument librement, je joue mystérieusement le jeu esthétique de l'incarnation. Comme un acteur, un danseur, un enfant qui "joue à". Non par manque, mais par plénitude. Ou plutôt, je joue au manque par plénitude. Une extase secrète me pousse à me "contracter", à entrer dans les vêtements de l'incarnation, afin d'éprouver les hauts et les bas de la vie charnelle. Car, ne nous y trompons pas : "manger" les objets des sens, c'est aussi douleur, bien évidemment. Mais c'est douleur dont le cœur est extase. A chacun de le vérifier en plongeant dans le cœur du ressenti de chaque instant, même dans la douleur, l'inconfort, la tension. Ce cœur d'extase mystérieuse est toujours présent, même dans la douleur physique. A moi, être absolument libre en mon fond, de porter attention à ce cœur, de faire preuve d'audace, d'amour, de dévotion. Ou alors, je peux rester dans l'extraversion pure. Mais, dans ce cas, je m'éprouve seulement comme esclaves des objets des sens.Dans la douleur, cette délectation émerveillée. Dans le plaisir, cette extase muette.Dans les moments neutres, ce miracle d'être.Dévotion, se donner, s'offrir, offrir toutes les sensations, les pensées, les impressions, tout, instant après instant, comme un cortège d'oblations versé au feu de cette mystérieuse sensation tout au fond de nous, en notre centre. Avoir l'audace nue de se tourner vers cette vibration, cultiver cette folie intime de l'extase qui passe outre toutes les règles, toutes les convictions, tous les mérites. Se tourner vers ce qui, au cœur de nous, de toute expérience, est déjà plein, toujours débordant, dont plaisirs et douleurs sont comme les fruits. Remonter à la source. Vers la racine, s'enivrer de la souche toujours vivace. Se reconcilier avec cette puissance, ce pouvoir de joie brut, plus fort même que la joie, s'abandonner à cette force de pur plaisir. Totalement concret. On goûte alors à une vie libre.