" C'est la photo d'une vieille dame assise par terre dans un marché aux poissons. À cause de l'histoire derrière cette image. J'ai 16 ans, cette femme m'émeut. J'ai à peine déclenché qu"elle m'interpelle : "Pourquoi tu me prends en photo ?" Tétanisé, je lui réponds sans réfléchir : " Parce que votre vie m'intéresse." " Assieds toi, mon fils, je vais te raconter ma vie parce que personne ne me l'a jamais demandé." Son fils pêcheur, père de six enfants, est parti un jour en mer sans jamais revenir. Depuis, le seul moyen qu'elle a trouvé pour subvenir aux besoins de la famille, c'est de venir au marché. Les autres pêcheurs lui donnent leurs restes, qu'elle vend. elle me montre un policier à l'entrée : " il faut que je lui donne la moitié de ce que je gagne, sinon il ne me laisse pas entrer." Je suis complètement révolté. j'ai été éduqué dans l'idée que le Chah est l'ombre de Dieu sur terre ; et les policiers les ombres du Chah pour protéger le peuple. Ce policier n'accompli donc pas son devoir...
Depuis son exil en France, Khomeiny avait promis que les femmes pourraient s'habiller comme bon leur semblerait ; que les Iraniens embrasseraient les idéologies qu'ils voudraient ; que l'argent du pétrole confisqué par le Chah reviendrait au peuple ; que l'eau, l'électricité, les transports en commun seraient gratuit. C'était un vieux monsieur qui avait l'air d'un grand-père bienveillant, donc on l'avait cru ! Mais dans l'avion qui le ramenait de Paris à Téhéran, où les Iraniens l'attendaient en héros, un journaliste lui avait posé cette question : " Vous rentrez de quinze ans d'exil. Que ressentez-vous?" Il avait répondu : " Rien." Cette absence de sentiment m'avait frappé. Comment un homme avec une telle histoire pouvait-il ne pas avoir d'émotion ?... Je l'ai retrouvé dans la chambre d'un grand appartement avec jardin. Les Iraniens ont appris plus tard qu'il y vivait, alors qu'il prétendait habiter une modeste maison. Dès que je suis entré, je l'ai regardé dans les yeux. Lui ne m'a pas dit bonjour. J'ai pris quelques photos, puis très vite, le Guide m'a dit : " ça suffit, je suis fatigué." J'ai répondu : " Monsieur, c'est moi qui travaille et c'est vous qui êtes fatigué ? " Deux gardes du corps m'ont sorti. À ce moment, j'ai compris que c'était un voyou et qu'on s'était fait avoir...
En 1985, j'ai la possibilité de retourner en Afghanistan pour le magazine Actuel. Je tombe deux fois dans une embuscade russe, une véritable épopée. Je me retrouve finalement dans la vallée du Panchir, face à Massoud. Il a 32 ans, j'en ai 33. Je savais qu'il était francophile, cultivé, qu'il aimait les poètes Hafez et Rumi, les échecs et le football... Alors que l'aviation russe bombarde de partout, il est convaincu de mettre l'Union soviétique à terre. Je me souviens lui avoir demandé quelles étaient ses ambitions politiques, en cas de victoire afghane. " Vous vous souvenez de l'école du village que nous avons traversé en arrivant ? Je voudrais être instituteur, et y passer la fin de ma vie." Ce n'étaient pas les mensonges publicitaires de Khomeiny, on sentait que c'était important pour lui. Une fois la guerre terminée, il voulait sortir tous les livres qu'il avait caché sous terre...
Il n'y a pas de guerre propre, même dans les pays les plus civilisés. Massoud faisait face à l'armée russe, connue pour être sans foi ni loi. On ne peut pas lui imputer tous les actes ignobles, ni juger, depuis notre confort parisien, des atrocités dans le monde. Je ne dis pas que c'était un ange, mais Massoud a fait des choses rares. La manière dont il traitait les prisonniers, par exemple, était extraordinaire. Face aux soviétiques, il pensait que la meilleure manière d'unir les forces était de jouer sur la religion. Plus la guerre s'éternisait, plus les Afghans devaient se battre ardemment au nom d'Allah. Bien sûr, Massoud était religieux mais ce n'était pas un intégriste comme on peut le dire aujourd'hui...
Fin 2000, j'ai passé un mois avec lui sur le front. Il se battait contre les talibans, Al-Qaïda, l'armée pakistanaise... Plus personne ne voulait l'aider, l'Occident ne s'intéressait plus à l'Afghanistan. Je l'ai ensuite revu à Paris, en avril 2001, lors de son unique voyage en Europe, sur invitation du Parlement européen. Devant une nuée de journalistes, il a dit que des actions se préparaient sur le sol américain. Il est mort deux jours avant le 11 septembre..."
Reza Deghati, dit REZA : extrait d'un entretien pour le magazine 6 MOIS N°20, Automne 2020/Hiver2021.