La fille qui avait confondu le Chemin des Dames et la route des filles de Madame Claude

Par La Chose

Aujourd’hui c’est le Onze Novembre (avec des majuscules).
Moi, je suis pas très calée dans les histoires de la France, mais Loutre s’y connait beaucoup mieux, c’est pour ça que je sais que c’est la date de l’Armistice de quand on a niqué les Allemands pour la première fois.
Dans notre campagne bretonne loin de la ville, on rigole pas avec les soldats qui sont morts, parce que y’a beaucoup de personnes pas très jeunes qui habitent dans des fermes isolées qui ressemblent à la maison de la famille Sawyer dans Massacre à la tronçonneuse, et qu’elles ont souvent un papa ou un grand-oncle qui est mort dans les tranchées.
Nous, on a toujours été très volontaires pour s’intégrer dans la vie rurale de la campagne, et donc on va régulièrement à la Fête de l’Andouille ou à la Kermesse de Saint Goulven (un monsieur qui transformait le lisier en lingots d’or et qui fait jaillir la feunteun sant goulven, qui est une fontaine de chouchen que tu peux trouver à Saint-Didier, où il y a beaucoup de problèmes d’addiction).
Et donc, chaque année, on va aussi aux fêtes données pour commémorer les messieurs qui sont morts dans les tranchées, pour montrer notre solidarité et notre forte volonté d’intégration.

Ce matin, j’étais dehors en pyjama, en train d’enlever tous les cacas de mes poules dans leur jolie maison en bois (j’ai seize poules, ça fait beaucoup de caca mais on est comme une grande famille, alors j’ai dit à Loutre que non, pas question qu’on envisage de les manger, personne ne mange sa famille sauf Bubba Sawyer dans Massacre à la tronçonneuse, mais lui c’est pas pareil, ses parents étaient consanguins et ils votaient Trump), donc j’étais en train d’enlever les cacas des poules quand j’ai vu arriver Roger et Thérèse à travers le champ du Claude.

Roger et Thérèse, ils sont très très gentils et ils habitent au lieu dit « Le Bec de Lièvre », pas très loin de chez nous, depuis 1964. Des fois ils nous invitent à boire du lambig dans leur ferme, et pour être conviviale et polie, Thérèse elle écorche un lapin ou elle décapite une poule.

Roger, il m’a dit qu’on allait être en retard si on se dépêchait pas, alors j’ai demandé « en retard pour quoi », et il m’a répondu que c’était pour la cérémonie pour les soldats qui sont morts dans les tranchées, que monsieur le maire il avait dit qu’on pourrait tous venir si on avait des masques et des bouteilles d’oxygène avec nous, qu’il y aurait de l’andouille et aussi une fanfare, et qu’il fallait pas louper ça parce que c’était le devoir de mémoire du village quand même.

– Faudra aussi voir à mettre des habits, il a dit Roger.
– Ouais, a dit Thérèse, les chaussons roses avec une tête de cheval et un pompon, c’est un truc de sauvage.
– C’est des licornes, j’ai dit.
– Bah ça passera pas, ici c’est pas le Moulin Rouge non plus.

Et ils sont repartis, et Claude il a dit quelque chose à Thérèse à propos des parisiennes qui prennent de la drogue et qui votent communiste.

Loutre et moi, on avait pas trop envie d’aller commémorer, mais quand même on a changé de vêtements. Je voulais mettre mon teeshirt où il y a la photo de Jack Nicholson qui défonce la porte de la salle bains à coups de hache dans Shinning avec la phrase « Chérie, j’ai oublié mes clés », mais Loutre a fait les gros yeux et m’a tendu  un pull tout noir qui gratte et un pantalon tout gris qui ressemblait à ceux des gardiennes dans les prisons turques.

– Hors de question que je mette ce truc.
– Et pourtant.

Et j’ai vu ma console de jeu sur le bord de la fenêtre du premier étage, et Loutre qui la poussait avec un manche a balai, alors j’ai dit OK.

On a demandé à Phlegmon si elle voulait venir avec nous, mais elle était en train de regarder une émission de drag queens qui faisaient un concours de pets sur Youtube, et elle a juste répondu « Meurs » sans nous regarder, alors on a pris la voiture et c’est moi qui ai conduit parce que j’adore ça, surtout quand c’est la voiture de Loutre avec tous les gadgets comme le GPS qui parle comme Michel Chevalet et les phares qui s’allument tout seuls.

– Ou qu’on va ?
– Au monument aux morts, c’est dans le petit bois juste après la laiterie des Le Floch.

j’ai dit au GPS « le petit bois juste après la laiterie des Le Floch », il connaissait pas trop mais il a quand même proposé un itinéraire et on a démarré.

On a roulé assez longtemps, et quand même c’était bizarre parce que notre village, en principe il est pas très grand.
On a traversé une rivière (y’a pas de rivière dans notre village), une porcherie (c’était pas prévu qu’on la traverse mais j’avais pas vu la barrière et puis le GPS il a bien dit d’aller tout droit), une fosse à lisier et un cimetière, et après on était dans une forêt.

– Mais qu’est-ce que t’as foutu, La Chose !
– Ben j’ai écouté Michel Chevalet, hein ! Quand j’écoute pas Michel, tu râles, et quand j’écoute Michel, tu râles aussi, merde à la fin !

Michel, il était un peu perdu aussi et il arrêtait pas de répéter qu’il fallait prendre à gauche, prendre à droite, faire demi-tour dès que possible et s’engager sur l’A7 direction Vezoul.

Heureusement, au bout de dix kilomètres, on a trouvé une grande maison qui ressemblait à une discothèque, avec « Les coquineries d’Aliénor » écrit en grand sur la façade.

– Tiens, y’a un bar-tabac-PMU, là. Descends de la bagnole et va leur demander où on est, et s’ils savent où est le putain de monument aux morts.

Je suis descendue mais y’avait personne devant le magasin, alors je suis rentrée et on y voyait que dalle tellement c’était sombre, avec des espèces de tentures rouges partout et des petites bougies allumées sur le comptoir, derrière lequel y’avait un gros monsieur tout chauve.

– Bonjour, j’ai dit, c’est vous Aliénor ?
– Ah, encore une qu’a fait l’école du rire. C’est pour quoi ?
– Avec Loutre, on cherche la pierre toute moche où ils ont gravé les noms des Poilus.
– Des poilus ? J’en ai. J’ai aussi des épilés, des moustachus, des barbus, y’en a pour tous les goûts.
– Ils ont tous fait la guerre dans les tranchées ?
– Ah, vous venez pour le jeu de rôle ?
– Je sais pas, j’adore les jeux de rôle, y’en a un ce matin ?
– Oui, ça s’appelle « Le repos du guerrier ».
– C’est une variante de « Warhammer » ou de « L’appel de Cthulhu » ?
– J’en sais rien mais ce sera chaud.

Moi, j’avais très envie de passer derrière le gros rideau rouge pour aller jouer avec les gens qu’on entendait, ils avaient l’air de bien s’amuser et je me suis dit que c’était sûrement un mélange d’escape game et de jeu de rôle en costumes. Mais Loutre m’a envoyé un SMS pile à ce moment-là, qui disait juste « SORS ! », alors j’ai été très déçue et j’ai demandé au monsieur si je pouvais avoir un Twix et un Tropico.

– Y’a pas marqué « bar-tabac-PMU », elle me prend pour qui ?
– Pardon, je croyais.
– Elle veut aller s’amuser derrière, la petite cochonne, ou bien elle me fait perdre mon temps ?

Mon téléphone a encore vibré, et c’était Loutre qui disait « SORS MAINTENANT PUTAIN DE TOI », alors j’ai dit au revoir au monsieur et je suis retournée à la voiture, et j’ai vu que Loutre était au volant avec son air pas content du tout, du tout.

– Bouge ! On se casse.
– C’est con, y’avait un super jeu de rôle, on aurait pu s’éclater plutôt que d’aller manger de l’andouille froide avec des vieux en uniforme en se caillant les miches …
– TAIS-TOI. Je te demande de nous emmener aux commémorations du 11 novembre d’un bled de 800 habitants, et toi, TOI, tu arrives à nous emmener dans le seul club échangiste à cent bornes à la ronde ! Mais c’est un putain de CAUCHEMAR !

Finalement on a pas commémoré l’Armistice et on a dû rentrer chez nous. J’ai voulu chercher « jeu de rôle le repos du guerrier » sur Google, pour voir si y’avait pas un jeu vidéo qui s’appelait comme ça, mais Loutre m’a chopée devant l’ordinateur et j’ai été privée de déjeuner, de goûter et de Netflix.

L’année prochaine, je sais où j’irai le 11 novembre, même si Loutre est pas d’accord. Ce sera mille fois plus amusant.