Funambule, photo Jeangagnon, 17 juillet 2016
" Il y avait là une certaine arrogance mais, sur le fil l'arrogance était affaire de survie. C'était le seul moment où il pouvait totalement se perdre. Il se faisait parfois l'impression d'un homme qui voulait se détester. Se débarrasser de ce pied. De cet orteil. De ce mollet. trouver le lieu de l'immobilité. Cela tenait au vieux principe de la guérison par l'oubli. Devenir anonyme pour soi-même, se laisser absorber par son corps. Cependant les réalités se chevauchent : il voulait que l'esprit accompagne la chair jusqu'au cœur du bien-être.
Cela ressemblait à faire l'amour avec le vent. le vent qui complique tout, qui s'emporte, qui lentement se dédouble, nous contourne et revient. Et le fil était frère de la souffrance : il serait toujours là à lui étriller les pieds, à peser sur le balancier, lui élancer les bras, lui dessécher la gorge, cependant la joie dominait la douleur, alors qu'importe. Même chose avec le souffle. Que le câble respire, pour qu'il puisse s'effacer. La sensation de se perdre jusqu'au dernier nerf, jusqu'à la cuticule. C'était ça dans les tours. La raison flottait. Le temps disparaissait. Le vent soufflait et peut-être son corps le sentait-il dès avant sa naissance.
Il avait commencé depuis longtemps quand les hélicos de la police sont arrivés. Deux moucherons de plus dans les hauteurs : pas de quoi s'affoler. Leurs battements conjugués semblables à une rupture de cartilage. Ils n'essaieraient pas de l'approcher, bien sûr. Ils n'étaient pas stupides à ce point, supposait-il. Il n'en revenait pas que les sirènes puissent couvrir tous les sons : c'était comme si elles s'écoulaient vers le ciel. Il y avait maintenant des dizaines de flics sur le toit, criant après lui, courant dans tous les sens. Tête nue, retenu par un harnais bleu, l'un d'eux se penchait dans le vide entre deux colonnes de la tour sud, le traitant d'enculé, putain sors de ce putain de câble, connard, magne toi le cul avant que je t'envoie l'hélico, on va t'arracher de là, tu m'entends, tête de nœud, dégage ! Et le fil-de-fériste pensait : " Mais en voilà un drôle de langage." Et d'ailleurs, comment attrape-t-on un funambule ? Souriant, il a fait demi-tour et remarqué d'autres agents, du côté opposé, plus calmes, courbés sur leur talkies-walkies. Il entendait presque les parasites. Non, il ne voulait pas se payer leur tête, il voulait simplement rester : sans doute ne pourrait-il jamais recommencer.
Les cris, les sirènes, et les mornes sonorités du dessous. À laisser ronronner, fondre dans le bruit blanc. Le silence ultime qu'il cherchait était exactement au milieu, à trente mètres de chaque tour, et il fermait les yeux, immobile, sur un câble disparu, l'air de la ville dans les poumons.
Des cris au mégaphone :
- On envoie l'hélico ! On envoie l'hélico ! Dégage !
Il a souri : jamais ils ne le feraient.
- Tout de suite ! C'est un ordre !
Il s'est demandé si la mort se présentait ainsi, le monde et ses rumeurs dont on se détache si facilement.
Il s'est rendu compte qu'il avait conçu le premier pas sans jamais imaginer le dernier. Donc finir en beauté. Se tournant vers le mégaphone, il a attendu un peu. Baissé la tête comme pour signifier son accord. Oui, il venait. Il a levé un genou. Sa silhouette noire est visible d'en bas. La cuisse bien haute pour souligner l'effet. Une arabesque avec la jambe. La marche du canard. Puis un pied après l'autre, ainsi de suite, machinalement, et enfin au pas de course, la plante bien au milieu du câble, les orteils de biais, le balancier le pus loin possible, jusqu'au rebord de béton. Jamais il n'avait couru si vite sur un fil.
Le flic a dû reculer pour l'attraper. Il lui tombait dans les bras.
- P'tit con, a-t-il dit, avec un sourire cette fois..."
Colum Mc Cann : extrait de "Et que le vaste monde poursuive sa course folle", Belfond, 2009