" [Le] conservatisme des structures sociales entretient l'extrémisme des idéologies. On préfère trop souvent se battre pour des mots, même s'ils recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que pour des réalités. C'est pourquoi nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu'en faisant semblant de faire des révolutions. La société française n'est pas encore parvenue à évoluer autrement que par des crises majeures. " (Jacques Chaban-Delmas, le 16 septembre 1969 dans l'Hémicycle).
L'ancien Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas est mort il y a vingt ans, le 10 novembre 2000, à Paris à l'âge de 85 ans, trente ans et un jour après De Gaulle. Ses dernières années ont été difficiles. Il avait eu le projet de devenir, comme De Gaulle, le Président de la République française. Il aurait été probablement un bon Président, soucieux de l'unité nationale, refusant l'hystérisation des clivages partisans, souhaitant maintenir l'Élysée dans le rôle d'un arbitre omniscient.
Impossible d'imaginer ce que serait la France de Chaban (ce serait de l'uchronie), car elle n'a jamais existé. Ou pratiquement pas. Le successeur direct de De Gaulle, Georges Pompidou, n'était pas un homme politique ordinaire, il était un "technocrate" nommé directement à Matignon par De Gaulle après les fidèles et loyaux services d'un (vrai) politique, Michel Debré. Jacques Chaban-Delmas était lui aussi un vrai politique, maire de Bordeaux de 1947 à 1995, plusieurs fois ministre sous la Quatrième République mais toujours resté fidèle à De Gaulle (qui avait redonné la "liberté" à ses partisans après l'échec du RPF) et élu au perchoir de 1958 à 1969 (puis de 1978 à 1981 et de 1986 à 1988). Il fut même, à la fin de sa vie, le Président d'honneur de l'Assemblée Nationale, histoire d'honorer finalement le "premier parlementaire" de la Cinquième République.
Oui, 1974 était la première élection présidentielle "ordinaire" même si elle a été organisée pour des raisons exceptionnelles (décès du Président en exercice). Finies les légendes et place à la politique et à la classe politique : Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, Edgar Faure... tous furent des grands politiques mais des politiques "ordinaires", comme le furent par la suite Jacques Chirac, Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy, François Fillon, François Hollande... L'élection était donc charnière, celle d'une cristallisation essentielle des institutions, un peu comme l'élection de Jules Grévy a cristallisé une Troisième République qui aurait très bien pu fonctionner comme la Cinquième République (rien ne s'y serait opposé dans les textes), surtout avec l'initiatique élection de Thiers.
Des trois principaux candidats de 1974, nul doute que Jacques Chaban-Delmas représentait celui qui aurait le moins "hyperprésidentialisé" le régime. Mais probablement que c'était déjà trop tard : on ne convoquerait pas des dizaines de millions de Français pour élire un Président de la République si ce dernier ne faisait qu'inaugurer des chrysanthèmes (c'est l'époque), même si c'est le cas actuellement dans d'autres pays, au Portugal et en Autriche, par exemple.
Jacques Chaban-Delmas était un homme politique sincère comme Michel Rocard, avec une vision sociale, une vision de la société incontestable, mais ils furent, tous les deux, considérés comme des adversaires absolus dans leur propre camp respectif. Jacques Chaban-Delmas (né le 7 mars 1915) avait en revanche un avantage essentiel (générationnel) sur Michel Rocard : il a été résistant de la première heure, Compagnon de la Libération et il a même été général à 30 ans.
Il est donc entré très tôt par la grande porte de l'Histoire de France. Cela, même Georges Pompidou lui a concédé : " Je ne conteste pas les mérites de Jacques Chaban-Delmas dans la Résistance, ni les risques qu'il a pu prendre. Je ne conteste pas le fait qu'il soit resté, finalement, toujours fidèle au Général De Gaulle et au gaullisme. ".
Les appareils partisans qui se sont ligués contre Jacques Chaban-Delmas ont montré que le personnage avait cassé les lignes politiques. Ami très proche de François Mitterrand, il avait été rejeté par son propre camp gaulliste en mars 1973 pour revenir au perchoir (l'UDR préférant voter pour le centriste Edgar Faure), puis, en 1974, il s'était retrouvé en face d'une partition de l'UDR menée par Jacques Chirac qui lui préférait Valéry Giscard d'Estaing, mais en 1978, front renversé, il a retrouvé le perchoir grâce aux giscardiens et malgré l'opposition des chiraquiens, et a fait partie des "barons gaullistes" au même titre que des ministres de l'époque, Olivier Guichard, Alain Peyrefitte, etc. plus proches de VGE que de Jacques Chirac... sans compter qu'il aurait été sans doute le Premier Ministre de cohabitation préféré de François Mitterrand en 1986 si Jacques Chirac n'avait pas complètement verrouillé le jeu politique à son profit.
Je propose de revenir ici sur son discours sur la Nouvelle Société du 16 septembre 1969, déjà évoqué l'an dernier, et surtout, sur ce que pensait Georges Pompidou de lui, dans un ouvrage publié récemment.
Dans ce fameux discours sur la Nouvelle Société, Jacques Chaban-Delmas pointait surtout du doigt son incapacité à réformer la France, à l'adapter aux temps nouveaux, et a parlé de "société bloquée". La Nouvelle Société, selon lui, était une société responsable, où la contractualisation l'emporterait sur la contrainte des lois issues d'une majorité parfois étriquée.
De là à s'inquiéter : " On me dira qu'il ne faut pas sous-estimer l'importance des forces de résistance au changement. Je le sais bien. Il y a un conservateur en chacun de nous, et ceci est vrai dans chacune des tendances de l'opinion, y compris celles qui se réclament de la révolution. Je le sais d'autant mieux que je le comprends. (...) Réflexe d'autant plus justifié que nous avons, en effet, bien des choses excellentes à conserver. Car nous sommes un vieux peuple, et nous avons beaucoup accumulé. ". Un discours qu'on pourrait prononcer encore aujourd'hui !
Et de proposer une nouvelle société sans ces blocages : " Nous commençons (...) à nous affranchir de la pénurie et de la pauvreté, qui ont pesé sur nous depuis des millénaires. Le nouveau levain de jeunesse, de création, d'invention qui secoue notre vieille société peut faire lever la pâte de formes nouvelles et plus riches de démocratie et de participation, dans tous les organismes sociaux comme dans un État assoupli, décentralisé, désacralisé. Nous pouvons donc entreprendre de construire une nouvelle société. (...) Cette nouvelle société (...), je la vois comme une société prospère, jeune, généreuse et libérée. ".
Bref, Jacques Chaban-Delmas, sportif accompli, ancien militaire, héros de la Résistance, à l'esprit conciliateur, avait compris qu'on ne pouvait pas construire la France sans prendre en compte, sérieusement et en permanence, l'avis des citoyens. C'était le début de ce qui pourrait s'appeler la démocratie participative. L'une des mesures concrètes, ce fut la libéralisation de l'ORTF, ce qui a provoqué beaucoup d'incompréhension dans sa propre majorité et même à l'Élysée. Il nomma ainsi Pierre Desgraupes à la tête de l'information de l'ORTF, mais il ne dura que le temps de Chaban à Matignon.
Cela dit, la campagne présidentielle de Jacques Chaban-Delmas en 1974 a été très mauvaise. Loin d'être moderne, elle était ringarde, notamment avec l'erreur de faire participer à la campagne la figure du gaullisme littéraire André Malraux qui, miné par sa maladie, faisait des déclarations plus contreproductives qu'efficaces. Valéry Giscard d'Estaing, jeune ministre fort-en-thème, au contraire, représentait ce camp de la modernité, même s'il n'enjambait pas les marches quatre à quatre.
On ne pourra jamais dire si Jacques Chaban-Delmas aurait été élu en 1974 sans la "trahison" d'un groupe d'une quarantaine de parlementaires gaullistes mené par Jacques Chirac (j'aurais tendance à dire que non), mais dès sa nomination à Matignon en 1969, il fut l'objet de méfiance et de soupçon de la part de Georges Pompidou (comme Michel Rocard de la part de François Mitterrand entre 1988 et 1991).
Pour bien comprendre cette méfiance, quoi de mieux qu'un livre qui publie un certain nombre de notes, lettres, écrits de Georges Pompidou ? Il est sorti le 25 octobre 2012 chez Robert Laffont : "Georges Pompidou, lettres notes et portraits, 1928-1974" (530 pages) avec un témoignage de son fils Alain Pompidou et une préface de son historien biographe Éric Roussel.
Ce livre montre que Georges Pompidou avait très peu d'estime pour son Premier Ministre de 1969 à 1972. Entre autres, il se rappelait la "légèreté" lorsqu'il était ministre sous la Quatrième République : " Et cette légèreté, il l'a parfois manifestée, dans l'exercice de la fonction gouvernementale, de façon grave. Il est avec son ami de toujours, Bourgès-Maunoury, l'homme de Saklet [bombardement français sur un village tunisien en 1958]. Il est aussi celui qui avait, comme ministre de la défense nationale, engagé avec le ministre bavarois Strauss des négociations pour un accord atomique que le Général De Gaulle interrompt dès son arrivée au pouvoir. ".
À Matignon, le jugement de Pompidou est encore plus sévère : " Comme Premier Ministre, il se méfiait de moi et ne prenait pas d'initiative hasardeuse, sauf, et en demi-secret, dans quelques domaines où il avait des attaches. Il me laissait pratiquement le soin de tout décider, plus que je n'aurais voulu, se contentant de soigner son "image de marque" par quelques beaux discours que lui écrivaient Cannac et Delors et par une cour permanente faite aux journalistes de tout bord. ".
Sur un plan plus personnel : " Jacques Chaban-Delmas se veut jeune, beau, séduisant et sportif. Il refuse de vieillir, se livre pour cela à son sport favori, le tennis, et assure la relève en se mettant au golf. Il aime les femmes, toujours passionné, seul changeant l'objet de sa passion. Il travaille peu, ne lit pas de papiers, en écrit moins encore, préférant discuter avec ses collaborateurs, et s'en remet essentiellement à eux, qu'il choisit bien, pour ce qui est des affaires publiques s'entend. Politiquement, il meurt de peur d'être classé à droite, il veut néanmoins plaire à tout le monde et être aimé. (...) Préparant la suite, il [s'attache], avec sa nouvelle jeune femme, à donner l'impression du couple parfait, où les enfants de plusieurs lits étaient mis à égalité. ".
On voit que, comme Jean Lecanuet, comme JJSS, comme Valéry Giscard d'Estaing (qui a mieux réussi), Jacques Chaban-Delmas aussi voulait devenir le Kennedy français, mais son électorat traditionnel était sans doute beaucoup moins moderne qui lui-même sur le plan sociétal.
Enfin, Georges Pompidou a envisagé l'éventualité de l'élection à la Présidence de la République de son ancien Premier Ministre : " Je souhaite enfin, s'il est élu, qu'ayant atteint le but auquel il pense depuis quinze ans au moins, il se dégage non seulement de ses relations intimes et fâcheuses, mais de ses préoccupations purement personnelles pour ne penser qu'à son rôle national, et le remplir avec sérieux, fermeté et conviction. ".
Jacques Chaban-Delmas n'a pas eu la possibilité de démentir ces soupçons, mais on peut comprendre, avec une telle façon de penser, pourquoi Jacques Chirac, le premier lieutenant du pompidolisme triomphant, s'est acharné à l'empêcher d'atteindre le Graal de la République qu'est l'Élysée...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 novembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours de Jacques Chaban-Delmas sur la Nouvelle Société le 16 septembre 1969 à Paris (texte intégral).
Jacques Chaban-Delmas et sa Nouvelle Société.
Jacques Chaban-Delmas, un héros national.
La France sans Jacques Chaban-Delmas.
De Gaulle.
Jean Lecanuet.
Charles Millon.
Jean Royer.
Hubert Germain.
Jacques Chirac.
Edmond Michelet.
Alexandre Sanguinetti.
Bernard Debré.
Christian Poncelet.
Albin Chalandon.
Jacques Soustelle.
Valéry Giscard d'Estaing.
Raymond Barre.
Simone Veil.
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
18 juin 1940 : De Gaulle et l'esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
René Capitant.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201110-chaban-delmas.html
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