Le pouvoir du poète (kavi-śakti) est un pouvoir créateur, comme nous le suggère l'origine du mot, le verbe grec poiein, "créer". Abhinava Goupta va jusqu'au bout de cette intuition quand il affirme ceci, dans sa Parole nouvelle ( Abhinava-bhāratī, I, p. 4) :
"Le poète même, n'est-il pas comme un Créateur des créatures dont le désir engendre le monde ? De fait, il est plein d'une puissance capable d'engendrer des vérités inédites et étonnantes, pouvoir lui-même éveillé par la grâce de la divine Parole, nommée aussi 'intuition', génie toujours actif et qui habite son cœur."
Le poète, le kavi authentique et non le kava, misérable corbeau tout juste capable d'épater les imbéciles, habite (śālin) son cœur intime, siège du génie. Il a une demeure (śāla) dans l'imagination créatrice, il en est riche (śālin aussi). De cette fortune, il tire des vérités (artha) jamais aperçues, un profit (artha aussi) inédit, des significations (artha encore) toujours nouvelles (abhinava). Elles étaient pourtant déjà présente, en quelque sorte (kathamcit, comme dirait Utpaladeva) en son cœur, mais elles y reposaient, cachées (gupta) par leur proximité même.
D'où vient ce don ? De soi (sva), du coeur de soi qui se trouve coïncider avec le cœur de tout : source intérieur qui s'épanche par la grâce de la divine Parole, la conscience universelle, source de tout, au-delà de tout (viśvottīrṇa), qui fait tout (viśvamaya). Sa "grâce" (anugraha) est son acte d'éveil, de retour à soi, car en vérité, il n'y a pas de dehors de cette immensité plus vaste que tout espace, et c'est en son seul sein, infini, qu'elle joue à se refléter d'innombrables manières, telle une belle insatiable. Elle s'y perd, à l'image de l'artiste qui se perd dans son œuvre, à l'instar du lecteur qui s'égare dans l'histoire qu'il anime de son attention. Mais elle se retrouve aussi, se reprend (anugraha) et se ressaisit (vimarśa). Le divin habite mon cœur par nature, mais c'est par grâce que j'y habite sciemment.
La poésie, comme tout acte, naît ainsi d'un réveil, même fugace, même fragile, même très incomplet. Car nul ne peut agir que la conscience universelle. Je suis elle, vous êtes elle, elle est tout et chacun. Elle s'oublie, mais elle replonge en elle-même, sans même s'en apercevoir le plus souvent, pour bouger, cuire, marcher, gesticuler et, par-dessus tout, pour dire. Et parfois, ce dire devient véritablement créateur de mondes - et c'est la poésie. Elle plonge alors davantage en elle-même, se réveille plus. Elle devient donc plus efficiente, d'où le pouvoir du poète.
La poésie est donc, comme l'Eros, lien entre l'humain endormi et le divin éveillé. Plus éveillé que le commun, le poète devient à son tour capable d'éveiller. Le poète est, comme la Déesse qui interroge Dieu dans les tantras, la conscience universelle, qui s'est individualisée et qui est en train de se réveiller. Un signe de ce pouvoir singulier est justement la capacité d'engendrer des "significations", des "sens" (artha encore) inédits (apūrva), nouveaux au vrai sens du terme. La nouveauté est signe de liberté, dit la philosophie de la Reconnaissance, rejoignant ainsi l'intuition d'un Bergson. Et c'est cette nouveauté qui suscite l'étonnement (vaicitrya), mot qui désigne aussi la variété. Dès lors, nous voyons que la différence (bheda), la multiplicité, la dualité même, ne sont point corruption (dūṣaṇa) de l'être, mais bien révélation de sa beauté (bhūṣaṇa).
Le poète est, comme le taon socratique - dans un registre toutefois bien différent - celui qui s'oppose à l'assoupissement des corps. Chamane, hypnaute, passeur, truchement, guérisseur, sorcier, cuisinier, guide, pasteur, bouffon, le poète est tout cela par son art. Mais n'oublions pas que son pouvoir est présent en tout et en tous - de l'imbécile au génie, il n'y a que des différences de degré, non de nature. Le génie est naturel, c'est la culture qui, quand elle-même est corrompue, peut en apparence le corrompre.