Platon enseigne que nous vivons, sans le savoir, dans une illusion. Prisonniers d'une matrice, notre salut est d'en prendre conscience et d'en sortir. Le monde sensible est un faux-semblant, le reflet d'un reflet, un écho très déformé de la vraie vie, qui est être et conscience.
Cependant, le monde sensible, la réalité perceptible par les cinq sens, reste la réalité, ou du moins un écho de la réalité. Aux yeux de Platon, comme de Pythagore, il reste donc possible de s'en inspirer pour régler notre vie matérielle, individuelle et collective. La contemplation du Bon et Beau rend fécond. Tout comme "le semblable connait le semblable", l'amour des beaux corps engendre de beaux corps, l'amour des belles actions engendre de belles actions, l'amour des belles idées engendre de belles idées et l'amour de l'absolu, du Beau absolu, peut tout engendrer, "des océans de science".
En ce sens, même si le monde est une prison qu'il faut fuir, la vision du réel au-delà du sensible doit, en retour, illuminer le sensible et lui profiter. Une fois sorti de la caverne de l'illusion, l'éveillé doit y retourner pour partager avec ses semblables, mêmes si ceux-ci risquent bien de le tuer, à l'instar de Socrate.
Cependant, malgré tous ces points négatifs, il reste que l'expérience de la libération spirituelle, qui est celle de la philosophie, est riche en profits pour le monde matériel. L'éveillé-philosophe accompli peut guider les autres, leur donner des lois et de vraies valeurs. Il n'est certes pas expert en tout, mais il connait le plus important : le Bien. Le philosophe, à l'image de Pythagore, est donc un fondateur de civilisation, un messager des dieux, un être qui se sacrifie pour sauver son prochain et les édifier.
Dès lors, le pessimisme de Plotin, le plus grand philosophe de cette tradition après Platon, est surprenant. Dans son Traité 9, que j'ai mentionné dans un article précédent, il affirme bien que rien n'est "sans unité", c'est-à-dire que rien n'est sans recevoir son être, sa vie et son intelligence, sa beauté et sa bonté, de l'Un, du principe ultime, au-delà de tout, source de tout : "C'est par l'Un que tous les êtres sont des êtres...". On s'attendrait alors à ce que la quête de l'Un passe par la recherche de tous ses fruits beaux et bons : un beau corps, les beaux corps, etc., comme du reste l'enseigne Platon par la bouche de la prêtresse Diotime dans le Banquet. Là, Platon affirme que toute copulation, même animale, exprime un élan vers l'absolu. Et cet élan est créateur, puisque s'est ainsi que se perpétue l'espèce. On aurait pu, alors espérer une sorte de Tantra grec, de même qu'il y eut un bouddhisme grec ou un art indo-grec.
Mais il n'en est rien. Plotin ne s'intéresse guère aux corps, aux arts, à la politique. Pour lui, la vie du philosophe consiste à fuir le monde. Il achève ainsi son enseignement essentiel sur la philosophie comme chemin d'émancipation spirituelle: "Et telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : être libérés à l'égard des réalités d'ici-bas, vivre sans prendre de plaisir dans les réalités d'ici-bas, fuir seul vers le Seul". Ainsi, ce philosophe-moine qui, au dire de son disciple "semblait avoir honte d'être dans un corps", oriente et veut orienter toutes les vies vers le renoncement à la vie.
On raconte certes que, vers la fin de sa vie, Plotin se serait impliqué dans la création d'une "cité philosophique", une communauté spirituelle sur le mode pythagoricien, et qu'on lui confiait volontiers l'éducation des enfants. Mais cela n'est guère cohérent avec l'attitude d'un homme qui faisait tout pour montrer son mépris de la vie. Comment pourrait-on confier le corps de son enfant aux bons soins d'un homme qui ne voulait pas même prendre soin de son corps ? Cela semble difficile. Certes encore, Plotin évoque bien une alternance entre contemplation intérieure et action altruiste, mais la priorité va clairement à l'intérieur, un intérieur conçu comme excluant l'extérieur, une vie supérieure qui délaisse la vie jugée inférieure, celle qui respire et qui transpire. Ainsi, l'enseignement de Plotin pousse à bout le potentiel dualiste de Platon.
Tout, ici, est opposition conflit, déchirure, arrachement, exclusion, comme chez Shankara. Ce dualisme platonicien, accentué chez Plotin, est sans doute l'une des sources du dualisme chrétien, combiné à l'exclusivisme monolâtre du dieu Yahvé. Ainsi encore, dans ce même Traité 9 (7, 25), Plotin évoque le roi Minos, "familier de Zeus", donc de l'Un, qui du coup se serait retiré de la politique après avoir donné aux hommes des lois, car "l'activité politique n'était pas digne de lui, il a [donc] voulu toujours rester là-haut [avec l'Un], et ce serait bien là ce que pourrait être l'état de celui qui a beaucoup vu [l'Un]" (trad. Hadot). Hadot évoque une double attitude du philosophe : S'il s'unit à l'Intellect (=à la conscience universelle), il est fécond pour les hommes en leur donnant des lois ; mais s'il s'unit à l'Un, il fuit ; et tel doit être le but final, la fécondité culturelle du sage n'étant qu'un détour risqué.
Pourtant, même là, une occasion demeure car, après tout, il à a peut-être plus bon, plus beau que l'humanité, il y a peut-être plus bon, plus beau, que le monde sensible. Cela fait sens. Cependant, pourquoi ce monde supérieur ou cette vision supérieure du monde, ne serait-elle pas plus sensuelle, plus intense, plus intime ? Pourquoi devrait-elle être la mort des facultés ? Pourquoi ne serait-elle pas, au contraire, leur épanouissement ? Le chamane (et Socrate est bien une sorte de chamane) peut certes gagner sa vision différente au prix d'une sorte d'aveuglement ou d'une difformité. Mais pourquoi ce rejet définitif de tout corps ? Encore une fois, tout cela est loin d'aller de soi. Et les expériences visionnaires, sensuelles, courantes dans les différentes branches de l'arbre du Tantra, le montrent assez. Mais dans l'arbre de Platon, les fleurs ne peuvent éclore, semble-t-il, qu'au prix de la mort de l'arbre. Ou plutôt, il n'y a pas d'arbre. L'arbre est une illusion, qui doit d'abord être remplacée par une figure mathématique épurée, puis par le néant. Dès lors, on comprends les efforts perses pour rappeler la possibilité d'un "monde imaginal", beau comme l'intelligible et sensuel comme le sensible, même si ces tentatives sont restées ambiguës. On comprends mieux l'alchimie, aussi, et certains courants dans le romantisme, etc. Car le but final ne peut être qu'un mariage qui fait "ce qui est en haut comme ce qui est en bas", qui matérialise l'esprit, au-delà de la seule allégorie.
Le platonisme a manqué les occasions d'une véritable spiritualisation de la matière et d'une matérialisation de l'esprit, car il n'y a pas de conscience sans corps, pas de corps sans conscience. Si la conscience ne peut mourir, le corps le peut mourir. La chair à ses saisons, sans doute. Mais point de mort.