La négation du libre arbitre est nécessairement la négation de la liberté et de la dignité humaine.
Le 17 octobre dernier, Contrepoints a publié un article surprenant du site Le Minarchiste évoquant un ouvrage de Sam Harris soutenant que le libre arbitre n’existe pas. Bien entendu, ma surprise ne fut pas que certains puissent contester le libre arbitre. Depuis que les hommes pensent, ils s’interrogent sur cette question.
Beaucoup d’entre eux se sont abandonnés au destin, au sort ou à la prédestination, notamment dans l’Antiquité. La question du libre arbitre a été un enjeu permanent des religions chrétiennes et sa contestation a été au cœur de la Réforme.
Puis la philosophie s’est longtemps reposée sur le mécanicisme de Descartes pour affirmer que tout est le fruit de causes nécessaires depuis, éventuellement, la création du monde par un grand horloger.
LA NÉGATION DU LIBRE ARBITRE EST LA NÉGATION DE LA DIGNITÉ HUMAINE
Mais ma surprise fut que Contrepoints laisse s’exprimer cette thèse, même seulement au travers d’un compte rendu d’ouvrage, sans en présenter en même temps, et pour le moins, la critique. Car la négation du libre arbitre est nécessairement la négation de la liberté et de la dignité humaine.
À l’inverse de ce que défend Sam Harris, il est raisonnable de penser que notre conscience n’est pas que le nœud d’un réseau électrique. Non, nous ne sommes pas des homoncules déterminés par le cerveau. Certes, les sciences s’interrogent à juste titre et en particulier les neurosciences. Mais de nombreux neuroscientifiques vraiment reconnus admettent le libre arbitre et y restent attachés.
Certes, certains chercheurs sérieux ont apporté des arguments en faveur de l’inexistence du libre arbitre. En 1983, le neurologue américain Benjamin Libet a montré que le cerveau débute l’exécution de nos actions (par exemple appuyer sur un bouton), avant même que nous ayons conscience de vouloir les réaliser. Nous croirions donc vouloir ce que le cerveau fait automatiquement avant que notre pseudo volonté s’en occupe !
En 2007, John-Dylan Haynes, de Berlin, observa que les zones du cerveau concernées par une décision entraient en activité plus de 7 secondes avant toute prise de conscience. Elles prépareraient donc la décision de la conscience très en amont.
En 2011, Itzhak Fried, directeur du département de chirurgie de l’épilepsie à l’université de médecine de Los Angeles, fit des expériences semblables sur ses patients qui devaient appuyer sur des touches de clavier. En implantant des électrodes dans leur cerveau permettant de s’approcher de leurs neurones, il détecta une activité d’environ 1,5 seconde avant que le sujet ne prenne la décision consciente d’appuyer sur une touche.
« JE SUIS MON CERVEAU ! »
De ces analyses, certains en viennent aisément à affirmer que tout est dans le cerveau. « Je suis mon cerveau ! » déclarait le psychologue cognitiviste et neuroscientifique Stanislas Dehaene lors d’une présentation de son ouvrage Le code de la conscience qui est d’abord un credo matérialiste ouvrant la voie à la création d’une véritable intelligence artificielle.
Pourtant, comme l’expose François Loth, docteur en philosophie, chercheur associé au CAPHI, Centre Atlantique de Philosophie :
« Tous les résultats de ces expériences montrent que les décisions se construisent en amont dans le cerveau mais jusqu’à présent aucun modèle n’a pu écarter une certaine forme d’indétermination. C’est que des changements infinitésimaux des conditions initiales à l’intérieur d’un système déterministe peuvent faire diverger radicalement son comportement.
C’est ainsi qu’à l’intérieur du déterminisme méthodologique, les neurosciences ne peuvent décider si ce trait d’imprévisibilité est dû à un déterminisme complexe ou à un processus indéterministe fondamental qui rendrait impossible toute prédiction ».
La science observe que des corrélats neuronaux font le travail causal entraînant la prise de décision, mais ces corrélats pourraient avoir été eux-mêmes causés, directement ou indirectement, par une décision humaine provenant d’une intention fondée sur une délibération ou une émotion. Ce qui laisserait place au libre arbitre.
Déjà en 1992, Gérald M. Edelman, prix Nobel de médecine, concluait sans ambiguïté que « Le cerveau n’est pas un ordinateur et le monde n’est pas un morceau de bande magnétique », car chaque cerveau est unique, les connexions entre les quelques 100 milliards de neurones ne sont pas programmées d’avance et conservent quelques chose d’aléatoire.
HORS DE PORTÉE DE LA SCIENCE
C’est ce qui produit l’immense diversité des Hommes, le caractère unique de chacun d’eux. Ce qui fait aussi qu’« à partir d’un certain point, du moins en ce qui concerne ses créations individuelles, l’esprit se trouve hors de portée de la science ».
Il situe ainsi les mécanismes mentaux au-delà des principes newtoniens de causalité et justifie que les êtres humains ont un certain degré de libre arbitre, ils ont une intentionnalité, une liberté d’imagination, une créativité imprévisible, des espérances et ils sont capables d’influer sur la causalité des évènements du monde.
Le présent ne porte pas en lui la semence d’un futur fixement programmé… Les théories physiques modernes et les découvertes des neurosciences excluent non seulement les modèles mécanistes du monde, mais aussi les modèles mécanistes du cerveau.
Bien sûr la science suppose un certain déterminisme en ce sens qu’il ne saurait y avoir de sciences sans reposer sur le principe de causalité, sur les relations nécessaires d’un phénomène avec ses antécédents, sur l’idée qu’existent des lois naturelles conformément auxquelles une action sera l’effet de l’autre et celle-là la conséquence de celle-ci, ce qui permet de dégager des lois permettant de prévoir un certain nombre d’évènements.
Mais cela n’exclut pas que d’autres évènements restent aléatoires et peuvent, pour certains d’entre eux du moins, dépendre de notre volonté, de notre conscience. Le physicien Nicolas Gisin, directeur du laboratoire de physique appliquée de l’Université de Genève, considère qu’en l’état de la science, la physique quantique tend à démontrer l’existence du vrai hasard au sens d’évènements intrinsèquement imprévisibles, non déterminés par une ou plusieurs chaînes causales.
La découverte de la physique quantique renverse les croyances acquises en faisant apparaître des résultats pouvant avoir des causes, mais seulement comme susceptibles de déterminer la probabilité de plusieurs résultats possibles.
Ainsi, Nicolas Gisin conclut :
Pour moi, la situation est très claire : non seulement le libre arbitre existe, mais il vient logiquement avant la science, la philosophie et notre capacité à raisonner. Sans libre arbitre, pas de raisonnement. En conséquence, il est tout simplement impossible pour la science et la philosophie de nier le libre arbitre.
Dans son ouvrage Le libre arbitre et la science du cerveau Michael S. Gazzaniga, professeur de psychologie à l’Université de Californie à Santa Barbara et pionnier dans l’étude des conséquences de la séparation des deux hémisphères du cerveau chez l’homme observe : « Quand plusieurs cerveaux interagissent, des choses nouvelles et imprédictibles commencent à émerger, établissant un nouvel ensemble de règles. Deux propriétés acquises dans cet ensemble qui n’étaient pas présentes auparavant sont la responsabilité et la liberté », deux propriétés qui ne se trouvent pas dans le cerveau.
LE CERVEAU EST UN SYSTÈME COMPLEXE
Au surplus, il apparaît que le cerveau est un système complexe qui se gère sans qu’un principe externe et organisateur soit nécessaire, comme le marché en quelque sorte lorsqu’il est libre. Ce qui ne veut pas dire que le système ne peut pas être au service d’une volonté, mais plutôt qu’il l’accompagne, l’assiste, l’aide dans l’exécution.
Le fait que le cerveau se manifeste avant même que l’Homme prenne consciemment la décision d’agir ne signifie pas forcément que la conscience est dictée par la réaction physico-chimique des fonctions du cerveau. « La conscience est sa propre abstraction dans sa propre échelle de temps… Ce n’est pas là où est l’action, pas plus que là où est un transistor, que de déroule un programme ».
Le pilotage automatique ne veut pas dire que l’avion peut naviguer tout seul, du moins en l’état, et même à terme il ne signifiera pas qu’il peut se passer des Hommes pour le concevoir, le construire, le mettre à disposition… L’Homme reste et restera celui qui décide de l’utiliser ou non, de le débrancher ou non. Il restera un moyen au service des Hommes.
Michael Gazzaniga raisonne avec bon sens pour soutenir que l’Homme est manifestement autre chose qu’une machine ou même un animal. Nous sommes des gens, pas des cerveaux, dit-il. « De la personne qui a pensé pour la première fois à faire pousser sa propre nourriture ou que le vieux jus de raisin était intéressant jusqu’à Léonard de Vinci qui a dessiné la première machine, en passant par celle qui a mordu en premier dans ce fromage moisi en pensant que cela apportait un plus, et par les nombreux scientifiques, ingénieurs, programmateurs, agriculteurs, transporteurs, distributeurs et cuisiniers qui sont aussi intervenus dans cette chaîne. Une telle créativité ou coopération entre individus non apparentés n’existe nulle part ailleurs dans le règne animal… Les hommes se sont répondus à travers le monde et vivent dans des environnements variés. Pendant ce temps les chimpanzés sont en danger. Vous devez vous demander pourquoi les Hommes ont connu un tel succès alors que nos plus proches parents vivants survivent avec peine. Nous pouvons résoudre des problèmes qu’aucun animal ne peut aborder. La seule réponse possible est que nous possédons quelque chose qu’ils n’ont pas ». C’est le libre arbitre.
Il conclut sans ambiguïté que « Nous sommes personnellement responsables de nos actes et devons en être tenus pour redevables, même si l’univers dans lequel nous vivons est déterminé ». Il ne nie pas bien entendu toute l’importance du cerveau qu’il a ausculté sous toutes les coutures, mais il considère « qu’au bout du compte la responsabilité est un contrat entre deux personnes plutôt qu’une propriété du cerveau et que le déterminisme ne signifie rien dans ce contexte ». C’est aussi ce qui fait que le criminel reste responsable de ses actes.
Nos connaissances sont encore limitées, très limitées, et il ne faut donc jurer de rien définitivement. Mais en l’état des sciences, il parait erroné de soutenir que le libre arbitre n’existe pas. Sans lui, ne serions nous pas réduits à être des animaux supérieurs ? Pour ma part, j’ai le sentiment et la conviction que nous sommes plus que cela.