La tradition tantrique Kaula est, pour autant que je sache, la seule tradition spirituelle à exprimer une vision positive du corps. Non pas seulement un corps comme moyen, comme pis-aller, comme obstacle que l'on surmonte ou comme outil, mais le corps comme absolu. Car telle est la non-dualité que propose de réaliser la (ou les) traditions Kaula : le corps est l'absolu.
Bien évidemment, cela soulève des questions. Mais le mystère Kaula est là, dans cette équation, dans cette énigme, ce brahman qui se présente à la fois comme une réponse et comme une question, un kôan. Comment le corps pourrait-il être l'absolu ?
Le mot central de cette tradition est kula. Qu'est-ce que kula ? C'est le corps, l'absolu, la conscience, l'énergie, le souffle, la puissance, la femme, la matière, le tout. Entre autres. Qui comprends kula a tout réalisé. Le Déesse le demande au début du Tantra de la Triple Souveraine : "Comment l'absolu donne-t-il immédiatement la réalisation que tout est (l'absolu) ?" Comment réaliser que le corps est l'absolu ? Qu'est-ce que cette réalisation ?
Abhinavagupta déplie ce kôan longuement. Voici un passage (p. 197 de l'édition Gnoli) où il évoque ce qu'est kula, le terme-clé :
kulaṃ sthūlasūkṣmaparaprāṇendriyabhūtādi samūhātmatayā kāryakāraṇabhāvāc ca / yathoktaṃ saṃhatyakāritvād iti / tathā kulaṃ bodhasyaiva āśyānarūpatayā yathāvasthānād bodhasvātantryād eva cāsya bandhābhimānāt / uktaṃ hi kula saṃstyāne bandhuṣu ca iti / na hi prakāśaikātmakabodhaikarūpatvād ṛte kim apy eṣām aprakāśamānaṃ vapur upapadyate / tatra kule bhavā kaulikī siddhis tathātvadārḍhyaṃ parinirvṛtyānandarūpaṃ hṛdayasvabhāvaparasaṃvidātmakaśivavimarśatādātmayam / tāṃ siddhiṃ dadāti / anuttarasvarūpatādātmye hi kulaṃ tathā bhavati / yathoktam : vyatireketarābhyāṃ hi niścayo 'nyanijātmanoḥ / vyavasthitiḥ pratiṣṭhātha siddhir nirvṛtir ucyate //
"Kula, c'est ce qui est physique, subtil et suprême à la fois ; et c'est le souffle, les facultés (du corps et de l'esprit), les éléments etc. C'est tout cela et c'est la relation de cause à effet (entre ces éléments). Comme dit Patanjali : 'Parce cela engendre des effets en s'associant ensemble'. Ainsi, (l'absolu) est kula car c'est la conscience elle-même qui existe ainsi, par cristallisation : (elle) s'identifie erronément (à ses manifestations) et s'emprisonne par sa pure liberté absolue de conscience. En effet, il est dit que kula exprime la cristallisation et la parenté (or, tout est unifié par la conscience, tout est donc 'apparenté' et forme un tout, une famille). Car aucun corps qui serait autre que la Lumière-conscience ne peut être engendré s'il n'est pas identique à la conscience, qui est Lumière, manifestation (, car une chose qui ne se manifeste absolument pas n'existe absolument pas ; tout est donc conscience). Dans ce kula, la (conscience) est la perfection, l'excellence (bhava) de ce tout. Elle est stabilité de cette (réalisation), félicité du retournement (de la conscience sur elle-même), identification qui est réalisation de Dieu, réalisation qui est conscience absolue, dont la nature propre est le Cœur. La (conscience absolue) donne cette réalisation, car quand on s'identifie à l'essence absolue, tout devient ainsi (l'absolu). Comme dit (Utpaladeva) : 'En effet, c'est par des raisonnements qu'il y a certitude quand au sujet et à l'objet. Cette certitude est l'état fixe, la stabilité, la perfection, la béatitude."
Ce passage peut sembler obscure, j'en conviens. Abhinava consacre au fond tout son commentaire, sa méditation explicative (vivarana) à déployer le cœur du message de la tradition Kaula : le corps est l'absolu.
Les prémisses ressemblent à celles du Vedânta ou de la "voie directe" populaire aujourd'hui : tout est conscience, tout dépend de la conscience. Mais, alors que ces non-dualismes excluent ensuite le tout pour ne laisser que la conscience, ici on comprend que tout est conscience, également et selon la forme propre de chaque chose, tout comme les vagues sont l'océan. En effet, que les vagues soient l'océan ne fait pas disparaître les vagues. Même elle n'ont pas d'existence indépendante, elles ont leur forme propre, leurs effets propres. Donc tout est l'absolu : c'est cela, la véritable non-dualité, et c'est cela, l'absolu même. Juste avant ce passage, Abhinava a expliqué diversement le mot "absolu" (anuttara). A chaque fois, uttara désigne une hiérarchie et an- nie cette hiérarchie. Tout est l'absolu. Le corps, le sol, les montagnes, le souffle, tout. Cette identité universelle est "le Cœur". Pas simplement l'absolu transcendant, mais l'absolu qui est tout, et qui est pourtant au-delà de tout. La grande différence avec les autres non-dualisme est qu'ici l'absolu est mouvement, activité. C'est le point-clé. Si vous avez intégré cela, vous pourrez entendre ce que proclame le shivaïsme du Cachemire. Sinon, vous resterez dans la soupe new age que servent actuellement bon nombre de charlots qui prétendent "transmettre la tradition du shivaïsme du Cachemire", etc.
Tout est le corps de l'absolu et tout est l'absolu. Cela est rigoureusement vrai. Vous noterez qu'Abhinava cite Utpaladeva qui affirme que l'on parvient à cette "certitude" (nishcaya) par des raisonnements. Ici, la connaissance est à la fois rationnelle et sensorielle. Elle n'est pas cette connaissance amputée que les commerçants veulent nous fourguer, sous prétexte que "peu importe le flacon..." De plus, même si tout est l'absolu, le corps physique est au coeur de ce tout. Le corps est le tout, car le tout est une extension du tout, et surtout parce que le corps est le lieu du plaisir. Au coeur du corps, il y a le plaisir. Et le plaisir est le coeur de la conscience, la pulsation "je suis je", le coeur du coeur, le centre du centre, la "vérité de la vérité" comme dit l'Upanishad. Comment ? Quand je plonge mon regard (par un "retournement", parinirvṛtyā dans le passage ci-dessus) dans ce plaisir. Il n'est plus alors évanescent, l'opposé de la douleur, mais il se révèle comme coeur, vie et substance de tout. Voilà pourquoi tout ce qui donne du plaisir et qui dérive du plaisir est "moyen" privilégié de célébration de cette certitude : le vin, la nourriture et le sexe, les trois "mystères" (brahman), les trois "expansions de conscience", causes de plaisir et manifestations de ce plaisir qui est le plaisir de l'absolu à être ce qu'il est, c'est-à-dire à être tout et à être au-delà de tout.
Voilà, en très bref, pourquoi le corps est l'absolu.