Le professeur François Chenet nous a quitté hier, mercredi 28 octobre 2020.
Il me laisse des souvenirs : un homme original, à l'écart des modes et de la bien-pensance. Je l'avais choisi comme directeur de thèse. Et pourtant, il m'était apparu d'abord comme l'un de ces "réacs" que Boboland se fait une religion de conspuer, si possible par le silence. Mais j'ai découvert, au fil des années, des cours magistraux et des lectures, un esprit libre. Nostalgique d'un autre âge, féru de culture germanique, il était avant tout amoureux des sagesses non-dualistes. Professeur de l'Université, il était conscient des limites du milieu. Passeur, il savait les impasses d'une vulgarisation adressée à des "microcéphales analphabètes", selon l'une de ces formules dont il était pourvoyeur. En un sens, il était à l'opposé de mon éducation. Moi qui ne jurais que par l'Orient, il m'a appris à revenir en Occident, à redécouvrir ce platonisme qui est, n'en déplaise aux amnésiques, notre héritage.
Il n'était certes pas d'un abord facile. Il aimait passer du coq à l'âne, de Shankara à Novalis, sans transition, comme si tous étaient membres d'une même nation profonde. Amateur de traductions sanskrites, il était averti des limites du culte logomaniaque et des délires où peut mener une certaine philologie. Sa thèse, sur les puissances créatrices de l'esprit, est son chef-d'œuvre, où il avait rassemblé sa pensée. Certes conservateur, il était pourtant le champion, en France, de la philosophie comparée. Il enseignait, à la Sorbonne, aussi bien Nâgârjuna, que Kant ou Spinoza. D'une famille à l'autre il passait sans le moindre malaise, parlant d'un même ton, sûr et rapide, à propos des origines upanishadiques, et aussi bien des apories métaphysiques du commencement.
Discret, il n'hésitait pas à dire ce qu'il pensait - sa passion de l'Inde, son admiration pour certains de ces gourous, son intérêt pour l'astrologie ou pour un certain occultisme un peu désuet. Sa soif de lecture n'avait d'égale que sa puissance de travail, immense quand elle était nourrie par le pressentiment d'approcher une vérité. Tout le concernait, y-compris les derniers écrits d'Onfray, même si le centre de son existence était la philosophie non-dualiste. Il était ouvert à toutes les problématiques, d'Orient et d'Occident, alors même qu'il était convaincu que l'essentiel gît encore à l'Orient. Cependant, c'était bien un seul et même soleil qui, à ses yeux spirituels, dessinait un seul cercle de son levant à son couchant.
Voici un extrait de la conclusion de son maître-livre, Psychogenèse et cosmogonie selon le Yoga-vâsistha, "Le monde est dans l'âme", à propos de l'originalité de ce "Mille-et-une-nuits" non-dualiste :
"L'originalité de la doctrine du Yoga-Vâsistha se laisse apprécier à plein. Si cette doctrine pose que la Conscience conditionnée par l'opération de la nescience est l'agent d'innombrables créations, tout se passe néanmoins comme si la vérité n'était plus ici l'opposé de l'erreur : tout se passe désormais comme si la vérité et l'erreur convergeaient toutes deux toutes deux dans le Jeu de l'Illusion où l'Absolu se joue dans ses formes innombrables, c'est-à-dire joue sa propre réalité sous une infinité de degrés : n'est-il pas vrai, selon Novalis, que "Le plus grand magicien serait celui qui pourrait s'enchanter soi-même en même temps, de telle sorte que ses propres enchantements lui apparussent comme des phénomènes étrangers, agissant de leur propre force. Cela ne pourrait-il pas être le cas pour nous ?" En sorte que, selon cette perspective, qui rejoint assurément celles du shâktisme et du Shivaïsme du Cachemire, le jeu de l'illusion, loin de se borner à parasiter le Réel, consacrerait cette fécondité créatrice des formes vivantes, par quoi l'effervescence créatrice (spanda) de l'Absolu s'épanche, en sa générosité même, au travers de tout l'éventail des formes possibles, donnant à la manifestation sa variété chatoyante, son lustre, son relief." (pp. 624-625)