Le 6 octobre 2020, l’Assemblée Nationale a adopté un projet de loi visant à réintroduire temporairement les néonicotinoïdes (insecticides) interdits en France depuis 2018. L’objectif annoncé est de permettre aux betteraviers de lutter contre les pucerons vecteurs d’une maladie virale qui réduit les rendements en sucre des betteraves sucrières. Les écologistes crient au scandale et dénoncent une manipulation du gouvernement et des élus par les lobbies sucriers et agricoles. Cet antagonisme entre l’industrie et les écologistes a mis l’Etat français face à un dilemme : suivre une politique respectueuse de l’environnement ou bien perdre la face et favoriser sa souveraineté et assurer la bonne santé de son industrie sucrière.
Une victoire historique pour les écologistes : L’interdiction des néonicotinoïdes en 2018. Oui mais…
Les néonicotinoïdes (NNI) sont des insecticides qui neutralisent le système nerveux central des insectes et provoquent leur paralysie puis leur mort. Ils ont été autorisés pour la première fois dans l’Union Européenne (UE) en 2005. En raison de leur efficacité, ils sont parmi les d’insecticides les plus utilisés au monde.
Les néonicotinoïdes sont des insecticides dits systémiques car ils sont absorbés par la plante, ce qui rend donc toute la plante (feuilles, nectar, pollens…) toxique. Cela veut dire que cet insecticide n’est pas spécifique à un nuisible en particulier et qu’il y a donc un risque de faire des victimes collatérales parmi d’autres populations d’insectes tels que les polinisateurs (e.g. : les abeilles). C’est d’ailleurs une baisse significative des populations d’abeilles qui a poussé la Commission Européenne (en 20131 puis en 2018) et les états membres dont la France à prendre des restrictions quant à son utilisation.
Initialement, dans loi française de 2016 « Pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » (article 125)2 il avait été décidé d’interdire les néonicotinoïdes dès 2018 avec la possibilité de pouvoir faire l’usage de dérogations en cas de crise majeure, et ce jusqu’au 1er juillet 2020 (alors que l’UE n’impose pas de limite temporelle pour user de cette dérogation). A l’été 2020, en plus de l’interdiction de l’usage des néonicotinoïdes vient s’ajouter une épidémie de jaunisse qui impacte la production en sucre des betteraves. Pour l’industrie cette épidémie est vécue comme une double peine. L’industrie de la betterave sucrière a donc fait part de son souhait de bénéficier d’une extension de dérogation pouvant aller jusqu’à 2023. C’est ce que propose le nouveau projet de loi modifié qui a été adopté le 6 octobre 2020 par l’Assemblée Nationale3.
Ce rétropédalage de l’Etat qui réautorise l’utilisation des néonicotinoïdes provoqua de l’inquiétude chez les écologistes qui dénoncèrent une régression politique et morale et un non-sens écologique. Pour comprendre pourquoi la polémique autour de l’utilisation des néonicotinoïdes antagonise l’opinion, il est important d’avoir une vision globale des enjeux à la naissance du rapport de force informationnel entre les écologistes et l’industrie de la betterave sucrière.
La stratégie gagnante de l’industrie sucrière : recentrer le débat sur l’aspect économique tout en semant le doute sur les faits scientifiques
La France est le premier pays producteur de sucre de l’Union Européenne (5,2 millions de tonnes en 2019/20 pour 17,4 millions de tonnes dans l’UE) et le dixième au niveau mondial3. Dans un contexte de concurrence accrue (i.e. : concurrence du Brésil et fin des quotas européens), l’épidémie de jaunisse 2020 a poussé les betteraviers à faire appel au gouvernement pour prolonger de 3 ans la dérogation sur l’utilisation des néonicotinoïdes. Dans une optique de justifier sa démarche, l’industrie sucrière a élaboré un plan de stratégie d’influence très précis qui s’organise autour de plusieurs axes :
- Le caractère temporaire de la ré-autorisation des néonicotinoïdes.
- Les aspects techniques avec une possible perte de rendement de plus de 30%.
- Les aspects économiques avec une perte de revenu et un risque de licenciements.
- Les aspects scientifiques avec le manque d’alternatives aux néonicotinoïdes.
Malgré un consensus scientifique sur la dangerosité des néonicotinoïdes, il est intéressant d’observer que depuis la proposition de loi, le débat a été réouvert. En effet, pour dénoncer les incohérences du projet de loi, les lobbies écologistes n’ont pas hésité à ressortir nombre d’études sur les effets nocifs des néonicotinoïdes.
Dans le même temps, les lobbies sucriers avaient préparé un argumentaire scientifique compilant un ensemble de mesures pour permettre de limiter certains risques liés à l’utilisation de cet insecticide3,4:
- Au lieu de pulvériser l’insecticide sur les champs de betteraves, ce sont des semences enrobées qui seront utilisées pour limiter la dispersion aérienne de l’insecticide.
- Les betteraves seront récoltées avant leur floraison donc les insectes pollinisateurs (e.g. : abeilles) ne seront pas attirés par les betteraves.
- Interdiction pendant une durée déterminée de planter des cultures attractives de pollinisateurs sur des terrains où des betteraves traitées aux néonicotinoïdes auront été cultivées.
Cependant, ces mesures préventives sont contestées notamment à cause de la faible biodégradabilité des néonicotinoïdes dans les sols qui ont tendance à se disperser pour finir dans les parcelles voisines et les cours d’eau. Cela finit donc par avoir un impact généralisé sur l’entomofaune (ensemble des insectes), les poissons ou encore les oiseaux 5,6,7.
Il semblerait que cet argumentaire par les lobbies sucriers fasse partie d’une stratégie d’atténuation des risques environnementaux pour limiter l’influence que les lobbies écologistes pourraient avoir sur l’opinion des décideurs politiques. En d’autres termes, cette bataille informationnelle sur les faits scientifiques n’a pas pour finalité l’objectif d’aller contre le consensus scientifique sur la dangerosité des néonicotinoïdes mais plutôt de provoquer une réaction prévisible du côté des écologistes et de créer la confusion sur les faits scientifiques parmi les profanes (e.g. : décideurs politiques) : comment faire le tri des informations quand les experts ne sont pas d’accord entre eux ? En effet, on remarque que dans la majorité des articles de la presse de référence (Le Monde, Le Figaro…) les arguments scientifiques avancés par les lobbies sucriers sont souvent repris sans vérifications. Cette confusion affaiblit l’acceptation du consensus scientifique et permet aux lobbies sucriers de recentrer le débat sur d’autres points qui leur sont plus favorables : l’économie, l’emploi dans l’industrie sucrière et l’importance de la souveraineté française quant à sa production de sucre.
Il semblerait que cette démarche des lobbies sucriers ait été fructueuse. En effet, peu d’acteurs écologistes ont décelé ce stratagème, à l’image de Greenpeace8 ou de l’association « Nous voulons tous des coquelicots » qui n’ont pas su construire un argumentaire suffisamment convainquant. Seul Générations Futures, a tenté de contrer la démarche d’influence des lobbies sucriers en publiant un rapport montrant les limites des différents arguments avancés par les lobbies du sucre9.
Il est effectivement intéressant de remarquer que dans la majorité des cas, des lobbies écologistes concentrent leur communication sur l’importance des polinisateurs et les risques écologiques liés à la toxicité des néonicotinoïdes. Leur objectif est évidemment d’interpeler la société civile et d’éveiller les consciences sur le long terme quant à l’utilisation de produits phytosanitaires, tout en dénonçant les lobbies industriels. Cependant, en prenant une posture moralisatrice et militante, ces lobbies écologistes se disqualifient automatiquement dans le rapport de force avec les lobbies sucriers car ils n’apportent pas de solutions viables et ne vont pas non plus marquer les esprits des décideurs politiques qu’ils doivent convaincre. Pour changer les mentalités du camp adverse, il faut jouer avec les règles du camp adverse.
Cette dichotomie stratégique est le fruit d’un rapport de force qui est en grande partie idéologique. D’un côté les industriels ont une vision sur le court terme avec la volonté de maintenir une logique de croissance économique dans un contexte de compétition exacerbée. De l’autre côté, pour les écologistes, les enjeux économiques sur le court terme sont minimes en comparaison avec la destruction des écosystèmes liée à l’utilisation de produits phytosanitaires. Face à ce dilemme, et ne pouvant pas réconcilier l’impératif environnemental avec les réalités économiques, l’Etat a donc fait le choix de réintroduire les néonicotinoïdes jusqu’en 2023.
Benjamin VanhoutteNotes :
- Commission Implementing Regulation (EU) No 485/2013, Mai 2013 .
- Loi « Pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages », Août 2016.
- Etude d’Impact : Projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire, septembre 2020.
- Confédération Générale des Planteurs de Betteraves.
- Risques et bénéfices relatifs des alternatives aux produits phytopharmaceutiques comportant des néonicotinoïdes, ANSES, Mai 2018 :
- France Culture : Néonicotinoïdes, le retour des tueurs d’abeilles .
- France Culture : Betterave à sucre avec ou sans néonicotinoïdes ?
- Néonicotinoïdes : des petits pas aux grands passe-droits ? Octobre 2020.
- Oui, ré-autoriser les néonicotinoïdes serait un recul majeur que la France ne doit et ne peut se permettre. Explications, Octobre 2020.
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