Benjamin Labatut s’attarde sur la ville morte, une chanson interprétée par Monique Morelli (paroles de Pierre MacOrlan, musique de Lino Leonardi), chanson qui provoquait une grande émotion au physicien anglais Freeman Dyson, qui en tira un essai où il évoque la ville déserte « comme une forme de société privée de son âme et n’espérant aucune perfusion ». L’auteur de l’article en vient alors au film d’Andreï Tarkovski, Stalker, qui montre la Zone habitée par « quelque chose qui ressemble à une conscience humaine (…) qui refuse de disparaître ». La ville morte, ce sont aussi des ruines, peut-être « notre dernière demeure ». À Mazamet, en 1973, les habitants se sont allongés dans les rues pour faire le mort et manifester contre la violence routière, autre aspect de ville morte (photo ci-contre, Prévention routière/DDM). La chanson de Monique Morelli, qui parle de guerre, ne s’adresse pas seulement aux vivants mais aussi aux « disparus dont les cadavres s’empilent, invisibles et oubliés, sous nos pieds ». En voici le texte (c’est un soldat qui rêve).
En pénétrant dans la ville morte
Je tenais Margot par la main.
Un éternel petit matin
Nous apportait sa lumière morte.
Nous allions de ruine en pétrin
Dans les rues, de porte en porte.
Ce qui avait été des portes
S'ouvrait sur d'étranges confins.
Je tenais ma femme par la main
Dans les rues de porte en porte.
Ce n'était que portes vides
Et poubelles pleines de cris.
Des explosifs incorrigibles
Se dérobaient dans des replis.
Nous marchions dans la nécropole
Les pieds brisés et sans paroles
Devant ces portes sans cadoles,
Devant ces trous indéfinis,
Devant ces portes sans paroles,
Et ces poubelles pleines de cris.
Nous allions, le cou un peu raide,
Vers d'indiscutables secrets.
Personne ne nous venait en aide.
Aller à pied vers le passé
Vaut moins que tout ce qui précède.
Et nous étions si fatigués
Dans ces venelles malitornes
Que nous cherchâmes une borne
Ou un peu de ciment cassé
Afin de reposer nos pieds
Main sur main nous avons trouvé,
Éparpillées dans la poussière,
Les belles chansons roturières
Qui recouvraient les vieux pavés.
Des airs bien connus de casernes
Se joignaient à nos intentions
Et fleurissaient une lanterne.
Chanson de charme d'un clairon
Qui fleurissait une lanterne
Dans un rêve de garnison.