C'est toujours chouette de retrouver un auteur aimé comme Alberto Manguel. Pourtant, avec ce recueil d'essais divers, édits et inédits, j'ai trouvé que ça partait dans tous les sens ! Seule Alice se fait notre Ariane dans cet ensemble varié.
La préface était pourtant prometteuse !
"Comme tous mes autres livres, ce livre a pour sujet la lecture, cette activité créatrice éminemment humaine. Je crois que nous sommes, dans l'âme, des animaux lecteurs et que l'art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce. Nous venons au monde avides de découvrir un récit en toute chose : paysage, cieux, visages d'autrui et, bien entendu, dans les images et les mots que crée notre espèce. Nous lisons notre propre vie et celle des autres, nous lisons les sociétés dans lesquelles nous vivons et celles qui se trouvent au-delà de nos frontières, nous lisons dessins et immeubles, nous lisons ce qu'abrite la couverture d'un livre. C'est là l'essentiel. Pour moi, des mots sur une page confèrent au monde une cohérence. Lorsque les habitants de Macondo furent frappés un jour, pendant leurs cent ans de solitude, par un mal en forme d'amnésie, ils se rendirent compte que ce qu'ils connaissaient du monde était en train de se volatiliser et qu'ils risquaient d'oublier ce que c'est qu'une vache, ce que c'est qu'un arbre, ce que c'est qu'une maison. L'antidote, découvrirent-ils, se trouvait dans les mots. Afin de se souvenir de ce que leurs mots représentaient pour eux, ils rédigèrent des pancartes qu'ils suspendirent aux bêtes et aux objets : "Ceci est un arbre", "Ceci est une maison", "Ceci est une vache, et elle donne du lait qui, mélangé au café, donne le café con leche". Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu'est le monde [...] Ce qui demeure invariable, c'est le plaisir de lire, de tenir un livre en mains et d'éprouver tout à coup cette sensation particulière d'émerveillement, de reconnaissance, de froid ou de chaleur qu'évoquent parfois, sans raison perceptible, certaines successions de mots. La critique de livres, la traduction de livres, l'édition d'anthologies sont des activités qui m'ont fourni une justification pour ce plaisir coupable (comme si le plaisir avait besoin d'une justification !) et m'ont même parfois permis de gagner ma vie. [...] "Le motif dans le tapis", c'est la formule inventée par Henry James pour désigner le thème récurrent qui, telle une signature secrète, parcourt l'œuvre d'un auteur. Dans beaucoup des textes que j'ai écrits (critiques, notices ou introductions), je pense pouvoir distinguer ce motif insaisissable. Il a quelque chose à voir avec la relation de cet art que j'aime tant, l'art de lire, avec le monde dans lequel je le pratique, le "beau monde" de Thomas. Je crois qu'il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l'auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages"
Mais j'avoue n'avoir pas bien vu l'intérêt de l'ensemble, qui se picore plus qu'il ne s'éclaire des lectures précédentes. Qu'à cela ne tienne, j'y ai glané des mots ! On redécouvre par exemple son amour pour Alice au pays des merveilles ou Don Quichotte, Pinocchio et Candide. On découvre aussi son passage de la lecture à l'écriture, des éléments de sa jeunesse, des essais littéraires ou politiques. On passe de l'histoire de la page, du point au lecteur ou traducteur idéal. Il parle de Borges, Dante, Homère, Wilde... et tant d'autres.
"Pendant toutes les années au cours desquelles j'ai lu et relu Alice, j'ai rencontré bien d'autres lectures différentes et intéressantes de ses aventures, mais je ne peux pas dire qu'aucune d'entre elles me soit devenue personnelle en profondeur. Les lectures des autres influencent, bien sûr, ma propre lecture, elles offrent de nouveaux points de vue ou colorent certains passages, mais elles ressemblent pour la plupart au moucheron qui ne cesse d'agacer Alice en lui chuchotant à l'oreille : "Vous pourriez fabriquer un jeu de mots à ce propos." Je refuse ; je suis un lecteur jaloux et je ne reconnais à personne un jus primae noctis sur les livres que je lis. Le sentiment intime de familiarité établi voici tant d'années avec ma première Alice ne s'est pas affaibli ; chaque fois que je la relis, les liens se resserrent de façon très privée et inattendue".
"Comment la perception de ce que je suis affecte-t-elle ma perception du monde qui m'entoure ?"
"Pour un lecteur, c'est là sans doute la justification essentielle, voire la seule, de la littérature : sa faculté d'empêcher la folie du monde s'emparer totalement de nous, même si elle envahit nos caves (la métaphore est de Machado de Assis) avant de gagner lentement la salle à manger, le salon, la maison entière"
"Toute grande littérature (toute littérature que nous qualifions de grande) survit, plus ou moins péniblement, à travers ses réincarnations, ses traductions, ses lectures et relectures, faisant passer une sorte de connaissance ou de révélation qui, à son tour, se propage et fait jaillir chez beaucoup de ses lecteurs des intuitions et des expériences nouvelles. Ce caractère créateur, à l'instar des lectures shamaniques d'écailles de tortue ou de feuilles de thé, nous permet de comprendre, grâce à la lecture de fiction ou de poésie, quelque chose du mystérieux individu que nous sommes. Un processus qui nécessite non seulement la compréhension d'un vocabulaire partagé mais aussi le discernement, dans une construction littéraire, d'une signification nouvellement créée. En pareils cas, c'est le lecteur (et non l'auteur) qui recompose et déchiffre le texte se tenant en quelque sorte des deux côtés de la page à la fois."
"La bibliothèque idéale (comme toutes les bibliothèques) contient au moins une phrase qui a été écrite exclusivement pour chacun d'entre nous"
"Les livres nous obligent à regarder le monde. Mais que nous errions dans le but de nous perdre ou dans celui de nous trouver, dans les bibliothèques et sur les routes, c'est de notre volonté que cela dépend et non des cités hostiles ou accueillantes qui se trouvent derrière et devant nous"
"Les lecteurs savent qu'il y a des livres à lire après l'amour, et d'autres en attendant dans les salles d'embarquement des aéroports, des livres pour la table du petit déjeuner et d'autres pour la salle de bain, des livres pour les nuits d'insomnie chez soi et d'autres pour les journées sans sommeil à l'hôpital. Personne, même le meilleur des lecteurs, ne peut expliquer pourquoi certains livres conviennent à certaines occasions et d'autres pas. De quelque manière ineffable, les occasions et les livres, tels les êtres humains, s'entendent ou s'opposent entre eux. Pourquoi, à un certain moment de notre vie, choisissons nous la compagnie d'un livre plutôt que celle d'un autre ?"