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(Note de lecture), Jean-Claude Goiri, Gestuelle, par Tristan Felix

Par Florence Trocmé


L’inutile de survie

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Jean-Claude Goiri, issu d’une double culture espagnole et française, autodidacte, ancien tromboniste de jazz, lecteur scotché, penseur intime du monde en faillite de sens et de dignité, dirige la revue FPM et les éditions Tarmac, écrit poèmes et proses depuis vingt ans. C’est un sauvage contenu, un minéral qui écrit mince, écrit dense, écrit fort, très fort. Il n’écrit rien qui ne sonne ni qui n’ait un sens viscéral. Le temps presse, le temps oppresse. Il est de ces écrivains dont les œuvres résistent, accrochent, taraudent, se relisent. La lecture ne suffit pas à épuiser la vraie littérature. Il faut se l’injecter, se la diffuser à notre insu, la laisser infuser puis nous poursuivre de son ombre spectrale.

Gestuelle
, paru fin 2018 – oui, nous sommes en retard, mais « il n’est jamais de temps pour se taire et taire tout cela et pour se mourir de ce qu’un autre en a parlé avant. » – est un opus qu’il siérait de sortir de sa confidence éditoriale. Encore faut-il fouiller dans les recoins, soulever les pierres et gratter les crépis pour faire surgir des racines d’espèces lointaines, comme celles issues du franquisme, trempées dans le silence, le mensonge, les tabous, la soumission. Ce recueil de pensées aphoristiques, de confidences retenues et de visions intérieures se compose de quatre mouvements musicaux qui disent la geste empêchée d’un être qui n’a pas renoncé à être homme pour ne pas devenir un aliéné évident, pour reprendre l’exergue d’Antonin Artaud.
Dans le premier, où le petit orchestre s’accorde, le lecteur est enfermé dans le kaléidoscope inquiétant d’une chambre aux tapisseries, images sur les pages paires, d’où cinglent des collages en lettres anonymes « l’aliénation et la liberté – variations sur la même neige ». Michaux n’est pas loin, qui, de son huis-clos, veille sur son engeance : « face au ciel blanc comme l’avenir ai tenu tête toute la semaine, grimpé partout, tapé le crâne tant que les murs s’écroulent de fatigue ».
Le second mouvement éploie ses cuivres qui gueulent contre la barbarie, les simiesques commémorations, les règles coercitives, l’abrutissement des masses par la multiplication des orthèses mentales, l’obligation de trouver plutôt que de chercher. L’auteur, grand lutteur contre l’illettrisme, et lui-même autodidacte, entend faire pièce à l’utilité, ce virus instillé par éructations médiatiques, qui toujours aboutit à la camisole de pensée d’une idéologie. « Le geste inutile devient alors révolutionnaire », « l’harmonie », une « excentricité » ; la poésie, la philosophie comme les arts sont les derniers postes de résistance contre la soupe universelle. « Soyons la fissure où poussent nos herbes folles »
Le troisième, où l’on croit entendre tam-tam et stridence de violons, est une bouffée de délivrance, un retour sur soi, sur une enfance de chien, muette jusqu’à six ans, puis bègue. Heureusement que l’école était obligatoire, pour s’y retrouver entier. Broyé par le « maître » paternel, il sera pourtant Oreste, le dernier de la famille à subir la contrainte du silence, « à porter cette croix sculptée par le franquisme ». Pour avoir dû se cacher pour lire, comme on la fermait sous la dictature, l’auteur aura développé un sens profond de la langue comme arme d’auto-défense, mesure d’enjambement des frontières et couverture de survie. Se retourner contre la loi révulse la malédiction.
Quant au dernier mouvement, en point d’orgue, il révèle qu’en plantant un clou inutile, Gestuelle, on décloue sa croix, « on s’évade de cette prison du temps fictionnel », on assure sa descendance littéraire. On fait de son intimité un geste franc et solide vers l’autre.
Tristan Felix
Jean-Claude Goiri, Gestuelle, Z4 Editions, 75 p. 12 €


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