(Note de lecture), Pierre-Yves Soucy, D’un pas déviant (Fragments de l’attente), par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé


D’une initiale majuscule à un point final, les mobiles territoires de l’attente trouvent leur rigoureux dansant cadastre dans les cinq sections d’un recueil subtilement allusif pour former une seule phrase pliée page après page, poème après poème, mais d’un dessin néanmoins unitaire. Un type de composition qu’affectionnait un prosateur comme Carlo Emilio Gadda, par exemple. D’où la nécessité de lire, pas à pas, chaque « fragment » avec tous ses autres semblables dissemblables. Dévier selon cette logique, loin d’égarer nous oriente. Nous sommes en présence de variations tout en d’allers-et-retours, selon un mouvement radar, semble-t-il. Et leurs instabilités relatives postulent à elles seules à une recomposition différée de l’épars. 
Nous est ainsi proposé un livre unitaire sous la forme inspirée d’un éventail, comme il se doit un et multiple, déployant et dispersant peu à peu sa venteuse cohérence discursive dans l’espace-temps depuis un même pivot. Et cette figure d’une dense littérarité offre ainsi, comme en filigrane, une image formée de caractères latins mais également, un peu comme la poésie chinoise, dans ses calligraphies. Écriture mouvante et figure subliminale induite demeurent indissociables dans l’esprit du lecteur. Entre immersion et émersion. Ambiguïté heureuse qui donne à la lecture toute son épaisseur.
Une spatialité déchiquetée, mais non arbitraire, découpe alors les vers sur la page, peut-être parce que l’attente n’implique pas une affirmation univoque mais un manque, certes actif mais encore exploratoire, quelle que puisse être la tension, les désirs qui la sous-tendent. Une brume et une brise l’accompagne immanquablement. Car l’opacité du devenir et les conjectures de l’attente supposent un tangage, un langage-tangage d’une toute autre nature que les paronomases d’un Michel Leiris. Ici rien n’est comiquement absurde. L’attente ne fait pas le deuil mais le lit de son assouvissement.
L’insistance d’un questionnement récurrent reconduit à la mutité du tout et la mutité du tout reconduit au questionnement. Ou, encore et plutôt, ne sommes-nous pas en présence d’un questionnement affronté à la surprolixité d’un univers fastueusement excessif en informations émiettées ? La réponse se fait attendre. Il y a cercle. D’où le jeu raffiné des itérations et des réitérations fondées sur un lexique en arabesque se combinant et recombinant à l’infini. L’infini de l’attente, justement. Car l’attente est, bien évidemment, un temps indéfini enduré. Malgré cela, ce mutisme est paradoxalement donné comme provisoire du simple fait de sa reconduction.
Fondée sur un tel registre, cette poésie libère spontanément une pensée, comme chez un Leopardi par exemple, une pensée en train de se faire. De sorte que pensée et poésie s’indifférencient relativement, l’une amorçant l’autre. Spéculation et arborescence poétique s’assortissent toujours. La latence de l’une alimente le mouvement de l’autre et vice-versa.
Dans le même temps, ce texte palimpseste donne tacitement à croire que la réponse, l’événement, appartient moins à un au-delà qu’à son écheveau. La méditation enfantée par l’attente y gagne en optimisme. Ne s’agirait-il pas d’identifier son pantographe conceptuel ? Le métaphorique instrument lexical qui métamorphoserait le questionnement en réponse à l’instar d’une chrysalide ? C’est le grand thème du « futur antérieur » (1) pointé par un poète comme Andrea Zanzotto, par exemple. Car, bien sûr, il n’y a pas création ex-nihilo.
L’espace arpenté est donc celui d’un devenir inéluctable mais encore hypothétique, raisonnablement postulé mais non encore avéré. Il s’agit bien entendu d’un espace éminemment poétique. Entre physique et métaphysique, assurance et doute, diurne et nocturne, clarté et obscurité, manifeste et implicite. C’est tout son charme. C’est tout son drame. Et au-delà, un espace éminemment social, aussi, visant à dépasser la dispersion qui est aujourd’hui dans tant de domaines le lot de chacun. C’est le côté éthique d’un ouvrage particulièrement facetté à lire et à relire.
Philippe Di Meo

1. Cf. Andrea Zanzotto, Futur simple - ou antérieur ? in Phosphènes, José Corti, Paris, 2010.
Pierre-Yves Soucy, D’un pas déviant (Fragments de l’attente), La Lettre Volée, 2020, 144 p. ; 19€
Deux extraits de D’un pas déviant
« tournant le dos au feu
   il offre à l’orage nos yeux
ainsi de suite
nous attendons pour voir
   la perte de ce qui revient
sur les bords
   rendus à la crinière
de la pluie   à la vague
au gel gisant
   sur les ruines des puits
avec cette entière démesure
   de la tombée du jour
sur cette ville dans la chair
une autre la nouvelle à nouveau
refermant une fois de plus
   l’attente
   sur sa propre demeure »
   page 95
« ce qui vient
   derrière   n’a aucun recours
   plus d’aucun secours
plus rien ne cède à l’altération
se retirer
   avec ce qui revient
tout élément s’alarme
de sa présence   refuge
de ses récifs   saccage
comme une solitude cabrée
ouvrant l’ombre
noyée par le sang
   avec cette fêlure à ton crâne
entré par les mains
   le temps est entré
   dans le corps »
     page 111