C'est toujours rigolo, les coïncidences. Mercredi 2 septembre s'ouvrait le procès des attentats de janvier 2015 devant la cour d'assises spéciale de Paris, inaugurant quarante-neuf jours d'audience au terme desquels quatorze personnes (dont trois par défaut) seront jugées pour leur soutien logistique aux tueries de Charlie Hebdo, Montrouge et de l'Hyper Cacher. Le week-end précédant, une partie de l'écosystème médiatico-politique s'affolait autour d'un article fictionnel et anonyme de Valeurs Actuelles mettant en scène une représentation de la députée LFI Danièle Obono en victime de la traite négrière organisée par les Africains et les Arabes au XVIIIe siècle.
Si on remonte à la chemise du baptême – ce que le procès en cours ne fera sans doute malheureusement pas – une partie du « soutien logistique » aux attentats de janvier 2015 peut être attribué aux mensonges et aux manipulations d'un groupuscule islamiste, la « Société islamique du Danemark » qui, après avoir été débouté de sa plainte contre Jyllands-Posten, avait envoyé ses membres en Égypte, au Liban, en Syrie et au Pakistan accompagnés d'une plaquette mélangeant les dessins que le quotidien danois avait effectivement publiés et d'autres documents n'ayant rien à voir avec son dossier « blasphématoire ». Des ajouts, comme par hasard, des plus incendiaires. On y voyait un Mahomet au groin de cochon – en réalité, la photo d'un participant barbu d'un concours d'imitation de cris d'animaux prise par un journaliste d'Associated Press dans un village des Hautes-Pyrénées – et deux images produites par des fondamentalistes chrétiens américains traitant pour l'une Mahomet de démon pédophile et représentant pour l'autre un musulman en train de se faire sodomiser par un chien durant sa prière. En 2005, c'est surtout à cause de ce fascicule, et non pas tant des pages du Jyllands-Posten, qu'une partie du monde musulman s'embrasera pour faire réellement démarrer « l'affaire des caricatures ». La même qui se soldera par des claquements de kalachnikov dix ans plus tard à Paris et ses alentours.
L'affaire Obono-Valeurs Actuelles est heureusement moins sanglante mais relève des mêmes procédés d'exacerbation factice et fallacieuse de l'indignation. Je pense en particulier à un montage ayant circulé sur les réseaux sociaux et laissant croire qu'un dessin représentant la députée avec des chaînes autour du cou avait constitué la une de l'hebdomadaire droitiste. J'y pense tellement que j'ai moi-même failli tomber dans le piège des faussaires et me référer à cette fausse une pour donner de ma voix dans le grand chœur réprobateur. Alors que je réfléchissais à un tweet soulignant combien ce genre de « dérapage » n'a rien d'étonnant quand on laisse l'extrême-droite faire de la liberté d'expression sa chasse gardée, j'ai pris trois secondes supplémentaires pour réorienter mes doigts vengeurs vers ma messagerie et demander à ce qu'on m'envoie l'article incriminé. Une fois lu, je l'ai su affublé d'énormément de défauts – comme avoir été écrit selon toute vraisemblance par un poulet sans tête –, mais j'ai su par la même occasion que le racisme n'en faisait pas partie. Contrairement à la description qui en est faite et qui justifie la plainte que Danièle Obono affirme avoir déposée.
Il en est des lynchages comme des bancs de poissons. Vous pouvez faire entendre raison – ou changer de direction – à quelques individus dans le lot, le mouvement général n'en sera en rien altéré. C'est ainsi que se comportent les phénomènes proprement systémiques, c'est ce qui les rend si terrifiants.
L'ultime ironie de l'histoire, c'est que Danièle Obono fut elle-même victime d'une foule rendue délirante par des contre-vérités quand, il y a trois ans, l'extrait décontextualisé d'une interview sur RMC laissait croire que « vive la France » lui écorchait la bouche. Sur cette même chaîne, il y a quelques jours, alors que Jean-Jacques Bourdin l'aiguillonnait en lui rappelant qu'elle avait écrit n'avoir « pas pleuré pour Charlie » en 2015 ou qu'elle portait aujourd'hui plainte contre Valeurs Actuelles après avoir signé une pétition en 2012 défendant la liberté d'expression d'un groupe de rap, Obono n'a pas fléchi. L'ouverture du procès est un « moment important », a-t-elle dit, qu'il « ne faut pas rabaisser en essayant de créer de mauvaises polémiques ». Quelques minutes plus tard, elle demandait au journaliste de la juger « sur des positions argumentées, pas sur des fantasmes, pas sur des falsifications ». Autant de très bons conseils, qu'importe qu'elle soit la dernière à les appliquer.
Texte paru dans Le Point