Comme tous les enfants, j'étais attiré par les bandes dessinées.
Mafalda était l'une d'entre elles.
Mettant en vedette un groupe d'enfants, la bd argentine raconte les anxiétés et incompréhensions de l'enfance dans un croisement entre Peanuts et Calvin & Hobbes. La bd offrait toute sorte de clins d'oeil au monde des enfants mais avec un twist: Mafalda était une enfant politique passionnée. Elle aimait les Beatles, détestait la soupe, et écoutait très attentivement les reportages radios sur la Guerre du Vietnam. Elle encaissait les nouvelles personnellement. Elle traînait partout son globe terrestre au lieu de sa poupée. Lui mettait un diachylon là où la planète saignait. Prenait sa température dans une bassinette. Pour une b.d. pour enfants, elle avait un angle assez fûté. La bd prenait son héroïne au sérieux, ses questions aussi, même si son entourage d'amis, parfois, la qualifiait de déprimante.
Quino, le pseudonyme de l'auteur, a publié l'immensément populaire petite fille entre 1964 et 1973. Quand on lui demandait pourquoi il avait cessé de produire par la suite, il disait parfois qu'il n'avait plus d'idées. Il disait aussi parfois que dans la continuité de Mafalda, elle aurait probablement été arrêtée par les autorités gouvernementales ou a peut-être tout simplement disparu pendant la dictature. Ce qui est plus près de la vérité. Quino et sa femme se sont exilés à Milan, pendant la dictature. Les éditeurs argentins de Mafalda, pendant ce temps, se faisaient emprisonner pendant quelques mois par le gouvernement militaire pour avoir "tenter d'endoctriner les enfants".
Quino, Joaquin Salvador Lavado de son vrai nom, est décédé le 30 septembre dernier à l'âge de 88 ans. C'était à la fois triste et étrange. Triste parce que le créateur de cette adorable pessimiste d'Amérique du Sud nous quittait, et étrange parce que la plupart le pensait déjà mort. La bd avait commencé par déviation de projet. Il s'agissait de personnages créé pour une campagne de publicité qui n'avait pas été mise en branle au final, et Quino avait alors choisi de les sauver et de les développer. D'en faire une famille qu'il ne lâcherait pas. Il voulait, de son propre aveu, en faire une chronique d'époque comme le faisaient les bd Peanuts ou Blondie.
Sans me comparer, c'est aussi un peu ce que je fais ici.
Entre les mains de Quino, le dessin devenait une capsule du temps de l'Argentine entre 1964 et 1973. Il y a actuellement une statue de Mafalda à San Telmo, le quartier où elle "vivait". Une plaque est posée au 371, à l'appartement E où il y est inscrit Aqui Vivio Mafalda. Mafalda a vécu ici. Mais malgré son enracinement dans un lieu précis et géolocalisé à une certaine époque, son influence a été mondiale et couvrant plusieurs générations d'enfants dans le monde. En partie parce que les soucis étaient partagés. Plusieurs enfants (dont moi) ne comprenaient pas le sens de certaines blagues avant de les relire des années plus tard. Elle parlait de problèmes politiques et de soucis adultes. Elle avait cette voix dichotomique. Les enfants manquaient assurément les double sens de la plupart des blagues. Je ne comprenais pas la fois où Mafalda appelait sa tortue, appelée Bureaucratie, et l'attendait sur toute l'étendue de la page. Maintenant, oui. Quand son amie Libertad lui dit que le poulet qu'elle va manger a été écrit par Sartre, je ne comprenais pas. Les parents de Libertad sont deux intellectuels vivant de peine et de misère sur l'unique salaire de madame qui est, oui, oui, oui, traductrice. Celle-ci traduit Sartre. Un existentialiste. Je l'ai compris plus tard. Libertad offrait toujours une version possible du prix de la liberté.
Mafalda se questionne à savoir dans laquelle des catégories sociales de la démocratie devrait-on situer les chats. Son ami Felipe, inspiré d'un ami de Quino, est un rêveur qui remettra toujours le travail sur un devoir pour mieux lire son Lone Ranger. Il a une faible estime de soi mais a une riche imagination et est plein de théories. Il dit à son ami Manolito, "tu sais pourquoi les billets d'argent sont si lisses et si bien repassés?, c'est parce qu'ils sont prêt-à-porter". Manolito, un proto-capitaliste qui fait des courses pour le magasin de son père et compte avoir son épicerie à lui un jour lui réponds: "Ce n'est pas du prêt--à-porter, c'est du best-seller!". Mais Felipe lui dit que les best sellers, ce sont les livres. "les devises monétaires aussi" lui répond Manolito. "C'est ce qu'on imprime le plus et dont on manque le plus!".Les préoccupations financière de Manolito coexistent avec la simplicité de Miguelito et l'anxiété de Susanita, obsédée par sa vie future de mère. La maternité est une terreur dans l'univers de Mafalda. Mafalda regarde sa propre, intelligente, constamment en train de faire le ménage, terrifiée à l'idée de répéter les mêmes erreurs qu'elle qui la mènerait un jour dans ce purgatoire. Naïvement, mais aussi cruellement, elle demande à sa mère: "Comment en est arrivée là?". Susanna, en revanche, veut bien devenir une mère, mais sous-pèse constamment les bons et les mauvais côté du marché. Elle s'imagine avoir un fils docteur, mais ne peut s'empêcher d'ensuite l'imaginer marié, remplaçant l'affection qu'il avait pour sa mère et la gardant pour sa nouvelle épouse, et ce sont les poupées de Susanita qui en subissent les contre coups.
Mafalda aime aussi jouer, mais ses jeux ont un angle politique. Ce sont plus souvent des observations comme Charlie Brown le faisait. Soucieuse que l'Argentine soit située sous le globe terrestre, qu'elle serait peut-être en train de vivre à l'envers, ce qui expliquerait les problèmes de son pays sous-développé, elle fixe le globe au mur, complètement à l'envers. Plaçant ainsi l'Amérique du Sud, au Nord. Une blague parlant d'elle-même montre un seul dessin où Mafalda lit le graffiti incomplet BASTA DE CENSU (Non à la censu) dont on devine la suite, mais qu'une intervention autoritaire, voulant justement censurer la personne qui l'écrivait, a probablement interrompu.
Au Chili, la bd a été brièvement interdite parce que jugée tendancieuse et subversive et dans l'Espagne de Franco, les bd étaient vendus uniquement avec la mention "PARA ADULTOS" (pour adultes) dessus.
Enfants, nous ne savions pas ce que nous lisions en lisant Mafalda. On était attiré par le dessin. Mais, sachant qu'elle n'aimait pas la soupe, et la comparait à la cuisine ce que le communisme est à la démocratie, on comprenait que le communisme ne pouvais pas être si bon. Quand Felipe donnait une fleur à Mafalda, qu'elle allait la porter dans une pièce où s'en trouvait 150 autres, Felipe disait, déprimé, "C'est comme donner un morceau de sucre à Fidel Castro", pour l'enfant que j'étais, la blague s'était arrêtée avant. Aux 150 fleurs.
Mafalda ne m'a pas endoctriné. Mais elle m'a appris à prendre les choses à coeur. Et à subir quelques misères pour y arriver. Que les questions difficiles méritent d'être posées et que la paix mondiale méritent d'être souhaitée. Cette bd aux enfants à grosses têtes et petits corps me montraient que les enfants pouvaient aussi être songés que simples agités. Et qu'ils pouvaient sentir un monde hors de leur portée. Qu'ils avaient le droit d'être futés.
Je ne sais pas ce que ça dit sur notre planète qu'une bd ayant durée une seule décennie, en Argentine, il y a plus de 45 ans, soit aussi pertinente maintenant qu'à cette époque.
Peut-être que notre planète mérite d'être plantée au mur la tête à l'envers un peu.
Ça remettrait peut-être un peu de choses en ordre.