Cet essai fut au départ rédigé en anglais comme l'exigeaient à l'époque les directives en vigueur pour obtenir le diplôme correspondant à la maîtrise de lettres et civilisation anglo-saxonne.
Le sujet qui m'avait été imposé alors par mon tuteur était défini comme suit : Dickens et l'Histoire. Pour le traiter, je devais surtout m'inspirer des trois seuls livres de l'auteur consacrés à des événements antérieurs à la période victorienne, celle pendant laquelle il a vécu : Un conte de deux villes, Barnabé Rudge et Une histoire de l'Angleterre pour les enfants.
Le premier des trois textes, celui dont il est principalement question dans ce qui suit, situe l'action entre Londres et Paris pendant la Révolution française. Le second relate les émeutes antipapistes survenues à Londres en 1780. Sans vraiment préciser de quelles
violences urbaines il s'agit, les premiers chapitres du Tale of Two Cities font d'ailleurs allusion aux troubles de Newgate en 1780. Pour l'écrivain, les masses se comportent d'une manière à peu près identique des deux côtés de la Manche, ceci dans des circonstances différentes.
Dès l'introduction en effet, le lecteur est averti que les mêmes causes pourraient un jour ou l'autre conduire le prolétariat anglais de la révolution industrielle à exiger une organisation sociale et économique d'inspiration égalitariste. La misère est la même. En dépit de sa cruauté envers les plus démunis, la justice est impuissante à juguler le crime. Les monarques sont insensibles à la souffrance de leurs sujets, les classes dirigeantes sont corrompues, tout comme le sont leurs homologues de l'autre côté de la Manche.
Des années plus tard, en relisant mon mémoire, j'ai pensé qu'il pouvait peut-être intéresser le public français, à condition de recentrer le propos sur notre révolution. On s'est toutefois efforcé de ne pas négliger la manière dont Dickens raconte des événements survenus dans le passé, que ce soit dans son ouvrage pour la jeunesse, ou bien dans ses deux romans historiques.
Le Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, ainsi que d'autres historiens français ou étrangers de renom seront également sollicités pour apporter leur éclairage sur cet épisode sombre, mais fondateur de notre république naissante.
Enfin et surtout, nous ne pourrons éviter de préciser comment ce que les anglicistes nomment " historical romance " ajoute un supplément d'âme aux sciences dites " humaines ". Ces dernières, en effet, peuvent parfois ne pas tenir compte des destins individuels et des drames que les événements passés ont engendré chez le commun des mortels.
Pour ce qui est de la structure de l'ouvrage et de son contenu, nous nous sommes fixé plusieurs objectifs :
- Tenter de faire cohabiter un commentaire à la fois littéraire et historique du texte de Dickens. Pour ce faire, on s'est attaché à ce que le plus large public ne soit pas rebuté par un jargon et une rigueur propres aux disciplines universitaires dont la méthodologie inspire en partie notre façon de faire.
- Procéder de telle manière que tout lecteur, quelle que soit sa formation, progresse à son rythme dans l'intrigue et dans sa rencontre avec les personnages
- Faire également en sorte que chacun prenne connaissance du contexte précis dans lequel s'insèrent les itinéraires individuels. Dans cette perspective, il nous a paru utile de comparer ce que disent certains spécialistes de renom et ce que retient Dickens de ses découvertes sur la période considérée. Les références à des travaux érudits ne sont là que pour voir si l'auteur victorien ne s'est pas trop éloigné de la vérité telle que les sciences humaines l'ont construite. Une bibliographie des sources consultées est donnée en fin d'ouvrage ;
- Donner surtout envie de lire Un conte de deux villes, ceci en combinant une approche thématique et chronologique du texte lui-même. On s'est attaché à ne dévoiler de l'intrigue et des questions évoquées que ce qui permet de susciter l'appétence pour l'histoire, celle des personnages, mais aussi celle de cette période.
On peut entrer dans l'ouvrage en privilégiant certains sujets par rapport à d'autres.
On peut également aborder le scénario dans l'ordre où les événements et les péripéties se succèdent dans le roman. Dans ce cas, on commencera par l'analyse dite " chronologique " du texte en se reportant aux renvois et références croisés entre les trois grandes suggestions de parcours, telles qu'elles sont mentionnées dans la table des matières : 2 parties " thématiques " encadrant celle intitulée "Au fil des chapitres". Ces diverses propositions de cheminement dans l'oeuvre indiquent où aller chercher un complément d'information quant au scénario, aux figures de style ou au contexte temporel dans lequel se meuvent les personnages.
On trouvera des détails utiles dans l'étude plus poussée d'épisodes choisis pour être examinés de manière plus approfondie, ceci cette fois dans l'ordre où les péripéties se succèdent dans le texte, qui ne correspond pas toujours à la chronologie des événements historiques tels qu'ils se sont produits.
- Pour ce qui concerne la dimension littéraire de cet hommage au texte du romancier britannique, elle consiste en une sorte de lecture suivie des chapitres à partir du Livre II. Mais il ne s'agit aucunement d'un travail de spécialiste. On s'est limité à dire, le plus simplement possible, quels procédés stylistiques, rhétoriques, ou points de vue narratifs sont employés par l'auteur pour susciter notre émotion et nous faire vivre ces événements comme si nous y participions.
Ce livre ne prend pas parti pour une " théorie " de la Révolution française. Il propose en revanche d'aborder le Conte en intégrant à l'analyse le recul rétrospectif que nous apportent deux visions, l'une philosophique l'autre romanesque, sur les totalitarismes du vingtième siècle. L'un des objectifs du présent ouvrage consiste en effet à suggérer qu'avant tout le monde peut-être, avant Arendt et Orwell en tout cas, Dickens a entrevu, dans les tueries de 1792 et de 1793, les dérives à venir du stalinisme et de l'hitlérisme. Notre lecture peut en effet conduire à penser qu'à sa manière, l'auteur d'Olivier Twist devine l'émergence d'un système tyrannique d'un type nouveau dans l'histoire de l'humanité. Il illustre en quoi la Terreur française, avant son avatar soviétique, opère un saut qualitatif dans l'aliénation des citoyens qui subissent de tels régimes, et assistent à l'horreur de l'extermination de masse. Il faudra attendre cent ans environ pour qu'Hannah Arendt produise une théorie du phénomène totalitaire dans ses dimensions, politique, sociologique et philosophique. À peu près à la même époque, avec 1984, le roman d'un auteur britannique, la littérature contribuera elle aussi à une meilleure lisibilité de cette dérive politique de la pensée française du XVIIIème siècle, ainsi qu'elle fut mise en œuvre et en actes par le Comité de salut public dans un premier temps, puis par les révolutionnaires bolchéviques se réclamant, eux, du marxisme. Dickens ne peut encore nommer et définir ce phénomène nouveau comme proto-totalitaire, faute de posséder les outils conceptuels pour le faire. C'est à Orwell que reviendra la tâche de montrer comment les généreuses idées issues des lumières ont pu parfois métastaser en dystopies plus sanglantes que les régimes qu'elles prétendaient éradiquer à tout jamais. Le livre de Dickens, comme ceux d'Arendt et d'Orwell, aide à comprendre comment les " terreurs " modernes se sont révélées beaucoup plus systématiques que celle imaginée par les apprentis sorciers révolutionnaires français.
En cela, le Conte des deux villes s'avère précieux, car prémonitoire, voire prophétique.