le domestique
j’ai été un domestique, toujours aux ordres
quelles qu’aient été les instructions
du secrétaire général qui, dans sa hâte,
se croyait déjà arrivé à l’étape du socialisme ;
il eut les faveurs réservées aux cadres :
lorsque, atteint de tremblements,
mon maître et chef d’État
en vint à rater les lièvres dont il
faisait jusque-là une hécatombe,
j’ai dû lui offrir mon épaule,
hélas, hélas, elle osa
des spasmes, mes oreilles, quant à elles,
les pétarades de trop près
les ont bousillées; lièvres,
où êtes-vous donc passés ?
disparus avec le régime de mon maître [1]
et ses claquements de talons ;
je n’en dirai pas plus de moi, aujourd’hui invalide,
vrai domestique du socialisme,
dont la priorité, si j’en juge
par ce que j’ai vu et entendu,
était la chasse au lièvre.
le monde, une maison à vivre
conversation sous un pommier
la sécheresse persistante
qui touche même les terres irriguées
a fait tomber trop tôt les fruits,
impossible de préciser le nom
des pommes, appelons-les donc
Belles de Pinkowitz, le hameau
donne sur la vallée de l’Elbe [2],
le panorama s’étend au loin
jusqu’aux premières collines
de la Haute-Lusace, les choses
à l’entour sont dans l’attente,
qu’attendent donc les objets
et déchets du foyer
sinon ta main habile
qui fera fermenter
et passer en poésie
le quotidien ordinaire,
même ces fruits talés
dont l’âge est passé,
à l’égal du mien.
der diener
diener bin ich gewesen, immer zu diensten,
was mir auch abverlangt wurde
vom generalsekretär, der sich vorauseilend
bereits angelangt wähnte im sozialismus,
privilegiert dank kaderschutz,
als dann vom tatterich geplagt
mein herr und staatenlenker
keinen hasen mehr traf, von denen
so viele er zur stecke gebracht,
mußte meine schulter herhalten,
wehe, wehe, sie wagte zu zucken,
die ohren freilich ertaubten
von der ballerei aus nächster nähe,
feldhasen, wo seid ihr abgeblieben?
untergegangen samt meines gebieters
hakenschlagendem weltreich,
soviel zu mir, jetzt invalid,
wahrhaftiger diener des sozialismus, der,
soweit ich sehen und hören konnte,
vorwiegend auf hasenjagd setzte.
welthäuslichkeit
gespräch unter einem apfelbaum,
früchte vorfristig abgeworfen
angesichts anhaltender dürre
selbst im staunässegebiet,
name der früchte nicht
zu bestimmen, deshalb
Edler von Pinkowitz mit aussicht
über das Elbtal, ansichtig
eines langhin ausschweifenden
panoramas bis in die vorberge
der Oberlausitz, gegenstände
ringsum in erwartung, ja, worauf
warten hausrat und unrat
als auf deine geübten handgriffe,
die alltäglichen banalitäten,
die es zu fermentieren gilt
in poetische rede, einbezogen
diese wurmstichigen äpfel,
deren zeit abgelaufen ist
wie die meine.
Deux extraits du futur livre de Wulf Kirsten, traduction Stéphane Michaud, attraction terrestre, à paraître à la Dogana au mois de novembre 2020.
[1] Erich Honecker (1912-1994), dernier homme fort de la rda, avec laquelle il tomba.
[2] Sur la rive gauche de l’Elbe, non loin de Meissen, d’où la vue s’étend à l’Est vers la Haute-Lusace et la frontière polonaise.
Lauréat de nombreux prix littéraires en Allemagne et membre de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, Wulf Kirsten, né en 1924 dans un petit village de Saxe aux environs de Dresde, habite Weimar. Les revues Europe et Po&sie, Poezibao et La Revue de belles-lettres (Lausanne) ainsi qu’un premier volume Graviers (Paris, Belin, 2009) l’ont fait connaître du public francophone. attraction terrestre, dont sont détachés en bonnes feuilles les deux poèmes qui suivent, est après images filantes (2016) le deuxième livre publié en version bilingue à La Dogana, à Genève, dans une traduction de Stéphane Michaud. L’ouvrage sort le 9 novembre en librairie. Critique du régime de la République démocratique allemande (rda), le poète cible avec humour le système sous lequel il a vécu et qui s’est effondré en 1989. Il retrouve dans le second poème la veine paysagiste et écologique qui est au cœur de son œuvre.