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(Hommage) à Claude Vigée (3 janvier 1921 - 2 octobre 2020), par Emmanuel Moses

Par Florence Trocmé


Claude VigéeAutrefois on gravait un nom, le sien, celui de sa bien-aimée du moment, sur l’écorce d’un arbre avec la pointe d’un canif qu’on avait toujours en poche. On y ajoutait une date ou un cœur.
J’aimerais graver par quelques mots le souvenir de Claude Vigée et les imaginer sur l’écorce d’un sapin, d’un sureau, d’un amandier, ces arbres de Bischwiller ou de Jérusalem, ces arbres qui lui étaient si chers.
J’avais dix-huit ans et j’habitais un petit appartement voisin de celui de Claude, à Jérusalem. On se croisait la nuit, sous les chauve-souris et l’éclat orangé des lampadaires, et on se racontait des histoires drôles. Claude me parlait de son travail en cours. Je buvais ses propos sages et finement caustiques.
Parfois, je montais chez lui, Evy, son épouse si souvent chantée, m’ouvrait la porte, et lui, silhouette droite, le sourire aux lèvres, sa belle chevelure argentée luisant dans la pénombre du couloir, sortait de son bureau où il m’invitait à le suivre d’un geste de la main.
Il refermait la porte et prenant place l’un en face de l’autre, dans cette pièce tapissée de livres qui donnait sur une cour où la lumière vive de la ville sainte était filtrée par les aiguilles de pins et les feuilles d’acacias, commençait une conversation qui roulait et mêlait des sujets aussi variés que la politique, la littérature, l’amour, les évocations de son Alsace natale, sa terre charnelle et poétique.
Evy apportait thé et gâteau, cake ou Kugelhof, sur un plateau et nos yeux brillaient de gourmandise. Elle était divine pâtissière…
Claude fut le tout premier lecteur de mes textes, à l’extérieur de la famille. Un lecteur attentif et généreux. Encourageant. Et par une délicatesse vraie, dans un souci d’échange, il me lisait une page d’un livre en cours, de sa voix si musicale et un peu rauque. Poème, prose, me projetant, magiquement, dans son univers de poète, de conteur, de penseur.
Je regagnais mon appartement l’esprit ailleurs, comme au sortir d’un rêve.
De l’université de Brandeis, où il avait enseigné tant d’années, Claude avait rapporté des dizaines de disques 78 tours et un jour, il m’en avait fait cadeau. Ils s’étaient empilés sur mon balcon, dans leur pochette cartonnée rigide, renforcée par une bande en cuir, je crois, et lorsque des mois plus tard, après les y avoir oubliés, j’avais enfin voulu les écouter, ils s’étaient effrités entre mes doigts, pour me punir de les avoir négligés, sans doute, eux qui conservaient dans la cire noire des voix illustres et des jeux d’instrumentistes célèbres ayant rejoint depuis longtemps le silence.
Lors d’une ultime rencontre nocturne dans notre rue, avant mon départ pour Paris, Claude m’avait dit qu’en Alsace, dans les communautés juives, c’était à vingt ans qu’on achetait son linceul. Je venais de fêter mon vingtième anniversaire… J’ai soixante ans, et mea maxima culpa, je n’ai toujours pas acheté mon linceul. Mais si je devais le faire, j’aimerais qu’il soit découpé dans le tissu des mots qui m’ont enchanté et accompagné ma vie durant, tels ceux écrits par Claude Vigée. Après tout, « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les songes », n’est-ce pas ?
Emmanuel Moses
photo ©florence trocmé


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