Fin est une jeune femme ingénieur, dans un futur que l'on devine plus ou moins proche. Dans ce monde ultra connecté, les relations sociales ne se font plus qu'au travers du réseau. Or, inexplicablement, elle est retrouvée hagard par son ami George, peu vêtue, et sans possibilité de se reconnecter.Que lui est-il arrivé ? Quelques jours plus tôt, elle travaillait encore sur une application révolutionnaire devant permette la matérialisation d'objets à partir de la seule pensée. Malgré la difficulté et les dangers, elle va enquêter et tenter l'impossible pour découvrir ce qui se joue autour d'elle, et dans sa tête. Dur d'être un paria dans un monde quasi virtuel...
Anna Mill et Luke Jones sont deux architectes ayant développé une plateforme commune nommée Eflux (1). Avec d'autres artistes, ils travaillent sur les relations étroites mêlant urbanisme, esthétisme et réseaux, en essayant d'élaborer des passerelles entre le vivre ensemble physique et virtuel. C'est ces recherches qui les ont amené semble t-il à construire ce récit ambitieux, où l'aspect visuel proéminent typé art contemporain, avec la ville au coeur du sujet, se déploie dans une ambiance science-fictionnelle et polar très Dickienne.
On entre avec une certaine difficulté mêlée de curiosité dans cet ouvrage, à la forme envoûtante. Les passages noir et blanc - de la vie physique - au trait, employant une technique de grisés rappelant les trames, et pouvant évoquer le travail d'Ivan Brun, alternent avec des pages couleur aux tons chauds apaisant, évoquant le style "à la craie" de Miles Hyman, mais surtout le bien être d'un liquide amniotique, symbole du réseau "décérébrant".
La surabondance de "textos" en pleine page, de moments muets, de fuite en avant...dans une atmosphère angoissante, s'ils participent intrinsèquement à appuyer le propos complexe de l'enquête et du sujet, déstabilisent cependant quelque peu. Trouvant des parallèles avec l'oeuvre de Philippe k Dick et son Do Androïds dream of Electric Sheeps, mais aussi certains titres papier abordant ces thématique de la ville, tel le manga Amer Béton, ou concernant les IA, le plus récent Carbone et Silucium, on croirait se sentir en terrain connu, et pouvoir abonder. Cependant, le grand format et les larges cases jouant à fond l'esthétisme emmènent Square Eyes à la limite du beau livre et de la narration, nous faisant osciller sans cesse entre contemplation et réflexion. N'est-ce pas le propre d'un flux, que de varier ? Comme à l'héroine, il nous faudra aussi des lunettes carrés (des Square Eyes), afin de "voir" les choses telles qu'elles sont vraiment, et les comprendre. Une oeuvre déstabilisante, mais envoûtante, qui devrait faire date.
FG
(1) Voir : https://www.e-flux.com/architecture/overgrowth/282657/exile-s-letter/
Square Eyes, par Anna Mil et Luke Jones
Éditions Delcourt (27, 95 €) - ISBN : 9782756042060