(Anthologie permanente) Jacques Lacarrière, Lichens

Par Florence Trocmé


LICHEN I
Laitance d'une vie autre
Épure et spire de l'écume
Surgie à fleur d'écorce
Aveu
   de l'inconscient des arbres.
Ainsi le veut l'aubier :
Dans le nu des épines devoir répondre
Au pourquoi des lichens
Du vert entêtement à fleur d'écorce
Aveu
   de l'inconscient des arbres.
LICHEN II
Es-tu
  l'émoi des rennes en mes pensées
  remuant la neige pour y brouter
  l'Inexplicable ?
Es-tu
  ces pas de sauvagines en ma mémoire
  fouillant le givre pour y cueillir
  l'Inaltérable ?
Es-tu
  cette revanche de midi
  ce qui toujours verdoie l'hiver
  et le testament de l'éclair,
lichen
  ô perce-saison en mon cœur
  mon revenant d'outre-futur ?
LICHEN III
Horizontal émoi des mots. Lichen. Écrin du clair matin
des tourbes. Lichen. Faim des cervidés, anfractuosité du
froid. Lichen. Rosace du doigt sur le roc, rosaire des gra-
nits. Lichen. Le pourquoi du peu qui perdure, le pourquoi
du rien qui demeure. Lichen. Épine de questions, ronce
du ciel. Lichen. Broussaille en fenaison, buisson de
déraison. Lichen. Apatride du Temps au clair matin
des tourbes. Lichen.
LICHEN IV
                                       Graphide ou Lichen-écriture

Calligraphie des herbes : tourbières de l'épopée,
chronique des sphaignes, palimpseste des mousses.
Et sur ton écorce, la signature des corbeaux !
Calligraphie des steppes : toundras de l'élégie,
éphéméride des nuages, parchemin des buissons.
Et sur ton écume, les runes de la mer !
Que traces-tu le long des arbres ? Paraphes de tige,
devoirs de sève ou la dissertation des vents, cette
mue de lignes en ma vie ?
Qu'incises-tu le long des troncs ? Cahiers de
gnome, textes de fée ou la rédaction des insectes,
ce charroi de signes en ma vie ?
LICHENS V
Entre tes chemins je voyage
En ta durée je me repose
   Friable éternité.
Tu es le semeur d'irraison
Je suis le buveur d'horizon
   Nomade fixité.
Rien de toi où je ne déchiffre
L'orée de l'orient sous le givre
        Infime immensité
  
Tu es le portillon des sources
Le décret momifié des mousses
   Inutile nécessité.
LICHENS VI
Cétraire glauque. Peltigère veinée.
Caloplaque orangé. Alectorie.
   Allégorie des saisons rêches

Ombilicaire pulpeuse. Usnée décharnée.
Lobaire pulmonaire. Cladonie.
 
   Calédonie des sources sèches

Caloplaque orangé. Ombilicaire pulpeuse.
Peltigère veinée. Usnée décharnée.

   Carnation de l'incorporel

Alectorie. Lobaire pulmonaire.
Cladonie gracile. Cétraire glauque.

   Gemmation de l'immatériel

LICHEN VII

Estampe d'aube
délivrant le lever
des sèves
*
Parole de l'orée
sur le thalle des mots
ton désir incrusté
*
Li - Chen
en l'aubier
de notre occident
ta Chine
*
Lisse rocher
Immuable en lui
ton éraflure
*
Ne pas te dire
spores effritées de
ton silence

LICHEN VIII

Les Lichens se développent habituellement
là où les autres plantes ne peuvent les concurrencer,
ce sont des plantes pionnières

Mon désir n'a pas de nom. Il est cette avant-garde de
l'infime, sentinelle des nuits minuscules où tu puises la
rumeur des souches, gardien des abîmes fragiles où tu
guettes l'évangile des sources. Parcimonie. Patience. Par-
turience des arbres morts. Ossements des saisons. Sque-
lettes de l'oubli. Tu es le résistant du temps. Je suis le
récitant du vent. Demain, tu veilleras devant les sèves
closes. Demain, je rêverai sur la parole enclose. Pionnier
que j'effrite en ma paume. Mon désir n'a plus de nom.
Jacques Lacarrière, Lichens, Fata Morgana, 1983
En 1985, un nouveau recueil Lapidaire est publié (toujours chez Fata Morgana) qui reprend Lichens en deuxième partie.
Remerciements à Françoise Le Bouar qui a envoyé ces poèmes à Poezibao.