(Note de lecture), Laurent Albarracin, Lectures, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


Voilà un précieux livre de critique littéraire, précieux de cette bonne préciosité qu'il caractérise lui-même en parlant (p. 259) d'Olivier Rolin :
"Qu'est-ce que la préciosité en littérature ? Peut-être la croyance que la précision de l'expression touche à la qualité intrinsèque des choses. Et pas seulement qu'elle y touche de l'extérieur, en s'appliquant à elle avec méticulosité depuis son domaine propre, mais qu'elle a sa racine dans la structure même de ce qui est, comme émanant de la matière. C'est l'idée que la richesse de la langue reproduit, retrouve la complexité du réel, et notamment des moindres choses dès qu'elles sont "regardées de près" (p. 259).
En poésie, nous manquons - hors du milieu universitaire - de lecteurs décisifs, c'est-à-dire de virtuoses de confiance, de parrains intelligents et fraternels dans l'art de guider nos yeux dans le dédale monstrueux de la poésie actuelle.
De quoi avons-nous besoin ? De qualités, c'est vrai, rarement réunies : nous voulons un jugement sûr, mais du style ; de l'empathie, mais aussi de solides raisons de nous la faire partager. Nous voulons que, sur tel ou tel point abordé, tout soit dit (que plus rien d'important ne reste à penser, au moment où on nous le fait comprendre), et pourtant que l'humour y soit, pour trahir que tout n'aura été dit que de justesse, et qu'ici l'on défie quiconque (de bonne foi) de formuler mieux. On veut un malicieux à tête froide, mais aussi un compétent qui, par son réel travail, aura mérité l'idée d'avance que nous lui voyons avoir, et qui fait bien sens (en rassemblant les conditions éparses de la possible vérité).
Nous voulons la perle très rare : un malin qui n'ait pas besoin de le faire, un ami du meilleur qui ne soit pas d'abord le copain des meilleurs, un chroniqueur à l'œuvre personnelle suffisamment forte pour ne pas risquer d'envier celles qu'il commente. Nous voulons un souverainement impartial, qui traitera également les chevronnés du chant libre (comme ici Savitzkaya, Dhainaut, Ivar Ch'Vavar, S.Pey, O.Rolin, Gaspard Hons) et les petits-jeunes, les sans-grades, ou les déjà méconnus (Rémi Checchetto, Ana Tot, Johannes Kühn, Cécile Mainardi, Serge Núňez-Tolin, Thierry Froger): voilà qu'avec ce livre nous l'avons.
Il m'est arrivé de rendre brièvement hommage au poète Laurent Albarracin, et, lui-même célébrant ici celles et ceux qu'il sait lire (et faire lire), je veux juste, par quelques extraits, franchement honorer l'écrivain-lecteur qui s'exprime ici et signe ce recueil de notes de lecture. Sur trois points caractéristiques : d'abord, il commente en pensant (et vraiment cela suffit toujours : un exemple, à propos du Visage secret d'Alain Suied) :
"Il n'est pas étonnant qu'autrui soit ici envisagé dans sa dimension souffrante ; car la souffrance d'autrui est précisément l'altérité absolue. Le souffrant est en effet l'autre de l'autre. L'autre de l'autre parce qu'il est l'autre en proie à une altération (l'autre est aliéné par sa souffrance, devient doublement autre) mais plus encore, et à l'inverse, il est l'autre de l'autre en tant qu'absolument autre parce que la souffrance, paradoxalement, est garante de l'intégrité de l'autre en autrui, qu'elle marque son caractère inapprochable, inconciliable, "irrejoignable", ("incernable" et "irréparable" dit le poème, car l'autre sera toujours, dans sa souffrance, inentamable par moi). Quand l'autre souffre, il m'est absolument étranger, il s'éloigne en lui et dans un absolu, dans un non-moi radical. En même temps, c'est par là qu'il m'est proche, qu'il m'appelle, qu'il me révèle à moi par "sa lumière", par sa façon de me requérir éthiquement. C'est parce que la souffrance est la part irréductiblement autre de l'autre qu'elle m'éclaire, qu'elle m'oblige, c'est parce que l'autre est inassimilable qu'il me sauve de moi" (p. 263-264)
Ensuite, deuxième atout crucial : l'auteur comprend en revisitant l'esprit réel des vocations, le terreau natif des initiatives poétiques qu'il commente. Il reconstitue, pour ainsi dire, les naissances à soi des divers poètes. Ainsi de Serge Pey :
"Serge Pey a raconté qu'un moment fondateur pour lui fut le jour où son père sortit une porte de ses gonds (littéralement et dans tous les sens, sans doute) et la renversa sur deux tréteaux pour en faire usage de table. Geste magique et ô combien héroïque ! Une chose était devenue le signe d'autre chose. Ou plutôt, la chose avait conservé en se renversant son pouvoir de signe, sa vertu infiniment ouvrante. La porte en devenant table avait introduit superbement à ce rituel qu'est le repas. La porte, jusque-là banale, s'était comme communiquée à la table, redevenant ainsi plus porte que la porte ; la table avait invité et accueilli la porte, ainsi qu'il se peut d'une vraie table conviviale, comme si ces deux choses avaient fusionné, s'hypostasiant l'une l'autre en quelque sorte, réifiant le signe et tournant la chose en symbole. La métamorphose fut une révélation. Une porte qui devient table agrandit son sens et ne cesse plus de battre, de se partager. On imagine combien un tel événement peut être marquant pour un enfant qui sera poète" (p. 129)
Enfin, il juge en s'organisant (je veux dire qu'il fait à chaque fois l'effort requis de produire les distinctions qui dirigeront son couperet, et situeront en espace justifié les nuances à suivre) :
"On peut par hypothèse diviser les poètes en deux catégories : les uns essentialistes, qui seraient par toutes sortes de moyens lyriques ou spéculatifs, à la recherche d'une certaine - et peut-être vaine - vérité de l'être ; les autres existentialistes, qui ne pourraient éprouver cette même vérité qu'à travers un engagement maximal de la parole poétique dans leur propre vie et réciproquement. Les premiers tendraient à dégager leur écriture des contingences du biographique, ou du moins à ne se servir de celui-ci que comme tremplin pour s'en écarter, quand bien même ce bond hors de soi aurait l'allure d'une sublimation. Les seconds au contraire n'auraient de cesse d'affronter le poème au vécu et de frotter leur vie à l'abrasive rugosité du poème. Si les poètes essentialistes courent le risque de l'éthéré, les existentialistes me semblent prendre celui d'une possible idiosyncrasie, au sens où chez certains d'entre eux rien n'est partagé avec le lecteur qu'un rapport particulier et souvent difficile à la langue et au monde. Poètes-lutteurs de leur propre existence, où l'âpreté du combat dans l'arène du poème cache mal des enjeux strictement personnels. Certains de ces poètes se croient extrêmement exigeants de n'être pourtant qu'exigus. Leur façon radicale et fanfaronne de se saisir à bras-le-corps du poème témoigne surtout du fait qu'ils nous laissent sur le bord du chemin - ou du tatami" (p. 135-136) 
C'est, à l'évidence, un écrivain-né (la sobriété joviale de ses formules touche imparablement juste, comme l’attestent ses "mœurs morphologiques" (p. 260), son "fantastique grammatical" (p. 119), ce "frai dans la frayeur" (p. 115), cet "humour qui est l'ironie du sort fait(e) aux mots" (p. 262), son "extraterrestralité" (p. 234), sa courtoise crainte de "se fourrer l'œil dans le doigt" (p. 100) ou la féroce jubilation d'un "chacun en prend pour son grade au seul tort d'avoir un nom avec des lettres dedans" (p. 235) ... mais il est d'abord, je crois, un penseur libre, net et instruit, qui n'abuse pourtant pas de son acuité et respecte toujours les splendeurs mêmes que son brio transfigure (comme ici, la substance du ciel, notée chez Rémy Checchetto) :
"L'allégresse ressentie par l'auteur, la joie profonde qu'il éprouve au spectacle du ciel provient de ce qu'il y a là pour l'humain, à disposition et à volonté, une intarissable source de rêverie, un puits d'inconnaissance ou de connaissance pré-humaine dans lequel l'homme est en permanence en mesure de puiser et de se ressourcer. Une source, un puits ou une suite d'images, comme si le ciel était justement la projection qui se déroulerait sur le ciel d'un film constitué par le ciel même, d'un cinéma particulier du ciel, auquel il est possible en toutes circonstances de se référer en levant les yeux ("le ciel nous offre la grande et belle possibilité du ralenti"), une sorte de kinésie céleste, un mouvement pur et originel, quelque chose comme de la pensée matérialisée" (p. 61)
Rare réussite, en ce volume, d'une intelligence qui se met au service de celles des autres, de ces auteurs qui, alors ainsi superbement repris, synthétisés et fêtés, peuvent mieux, à leur tour, éclairer et enchanter la nôtre. D'un recueil de R.Carver, l'auteur écrit, en fin d'article :
"On ressort du livre ébranlé par tant de simplicité, de clairvoyance, de mélancolie apaisée" (p. 258)
Ceci s'applique parfaitement (parce que notre auteur n'est pas que fûté et profond) au moment venu de refermer ces Lectures.
Marc Wetzel

Laurent Albarracin, Lectures, Éditions Lurlure, 2020, 296 pages, 23€