Claude Vigée (1921-2.10.2020)
La brillance de la cendre
Il y a, sur un rayon de ma bibliothèque, un portrait de lui debout, réalisé dans les années 1990, après une lecture en public. Claude Vigée porte une chemisette blanche à rayures. Il nous regarde d’un léger sourire, les yeux remplis de lumière, le visage détendu. Le corps semble sans tension, sans raideur, allègre. C’est le corps de qui sait par l’expérience. De qui porte en lui des savoirs millénaires, qu’il se doit de transmettre dans la joie.
Ce qui est frappant, c’est l’évidente modestie de cet être qui sait. On devine l’ironie de celui qui nous rappellerait la distinction essentielle entre la tradition et le conformisme, à l’instar de Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire : « Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. »
La tradition, en premier lieu c’est le vivre ensemble des trois communautés religieuses historiques en Alsace qui, avant la grande rupture de 1940, vivaient – en dehors des lamentables périodes de grandes crises – plutôt en bonne intelligence. L’Alsace adora bien sûr la France, mais ce ne sont pas les rois français qui y ont encouragé le pacifisme religieux. On en trouve un héritage sur les cartes de l’IGN, où les anciens cimetières juifs d’Alsace sont représentés – l’air de rien – par des petites croix.
Or, Claude Vigée lui, était d’un autre combat. Il louait le fait d’avoir eu la vie sauve, après. Son nom choisi était programme poétique, autant que commémoration envers celles et ceux qui n’eurent plus la vie.
Ses poèmes sont des chants pour la vie. Ou du moins – quand la blessure n’est pas encore cicatrisée – une « presque vie » : Dix chants pour presque vivre (1939-1971). Car derrière le lumineux, sous la flamme du buisson ardent, il y a la conscience de l’obscur qui couve. Le trouble et le nocturne doivent être aussi happés par les noms. Quand le feu décline, la cendre reste un signe indiquant la route.
Qu’est-ce que la poésie ? Un feu de camp abandonné qui fume longuement dans la nuit d’été, sur la montagne déserte. (L’acte du Bélier).
De même un proverbe hassidique énonce-t-il : « Vous voulez trouver le feu ? Cherchez-le dans la cendre. »
Le combat de Claude Vigée trouvait ses racines et sa force dans le récit charnel de l’ange et Jacob. La dernière fois que j’ai parlé avec lui, nous étions place Saint-Sulpice, et il revenait une fois de plus de la « chapelle Delacroix », comme un passage obligé inscrit dans sa vie et dans sa poésie. Son premier livre La lutte avec l’ange (éditions Les lettres, 1950) débute magnifiquement ainsi :
AILLEURS nous fûmes prisonniers dès l’origine,
Vagabonds parqués dans les palais de l’orage,
Cloués au mur où crie un gel nocturne d’astres.
Y a-t-il aucun poème d’avant 1950 débutant par : Ailleurs. Peut-être dans la poésie d’Eliot ? L’expressionnisme d’Yvan Goll ? (il les a traduits, ainsi que Rilke). Claude Vigée, tout en étant tellement avec nous, était aussi d’ailleurs. A Jérusalem par exemple, il écrit Wénderôwefir en alsacien (Feu d’une nuit d’hiver, Flammarion, 1989). Sa poésie, d’essence expressionniste, a pris alors un tournant plus « baroque », inspiré des danses macabres et du grotesque alémanique.
Les textes religieux – juifs et chrétiens – sous-tendaient ses vers. Cette connaissance débouchait également sur des essais. Il était un passionnant commentateur talmudique, et sa voix chaleureuse sur les ondes radiophoniques aussi, était un bonheur.
Par-dessus tout, Claude Vigée fut un phare constant pour nous indiquer que, même en des temps sombres, la grâce est à deux doigts, sous l’ange.
Patrick Beurard-Valdoye
octobre 2020
photo ©florence trocmé