Le monde dans lequel nous vivons nous offre d'étranges contradictions. Ainsi, tandis que l'économie dite collaborative (ou de partage) s'impose et se répand dans toutes sortes de domaines, l'ancienne notion de mutualisme, qui en paraît si proche, n'a jamais été aussi peu valorisée. Cette anomalie peut-elle être corrigée ?
Historiquement, l'émergence du modèle coopératif au XIXème siècle a produit, du côté de la banque, une partie des leaders du secteur (Crédit Agricole, BPCE, Crédit Mutuel), quand les mutuelles d'assurance, en général apparues plus tardivement (au XXème siècle), conservent un certain poids sur leur marché (avec Covéa, MACIF, MAIF…). Malgré cette présence significative, leur spécificité tend à s'estomper dans le cœur de leurs clients : qui donc, aujourd'hui, choisit encore ces enseignes pour cette raison ?
L'environnement contemporain et l'évolution des comportements devraient pourtant stimuler un renouveau. Entre les injonctions à l'engagement citoyen, par exemple en faveur de l'environnement, et la montée en puissance des approches « de pair à pair », rendue possible, notamment, grâce aux technologies désormais disponibles, les planètes semblent parfaitement alignées pour une réinvention et l'avènement du mutualisme « digital ». Mais pourquoi l'opportunité n'est-elle pas saisie massivement ?
En marge de l'univers de la finance, Bernard Lunn évoque, pour Daily FinTech, le cas des VTC. Cette activité se prêterait idéalement à la création d'une coopérative, puisqu'elle repose sur une plate-forme logicielle ultra-légère, extrêmement facile et peu coûteuse à développer, et la constitution d'une communauté de conducteurs partageant des objectifs identiques. Pourquoi est-elle dominée, sans partage, par une poignée d'entreprises, de surcroît non rentables et à la capitalisation outrancière (Uber, Lyft, Didi Chuxing…) ?
À défaut d'innovation de rupture (qui, en l'occurrence, viendra de la voiture autonome), la recette du succès est, dit-on, la capacité à acquérir rapidement une clientèle fidèle et à ancrer une habitude de consommation. Or, justement, le principe mutualiste devrait logiquement constituer un puissant facteur d'attraction et de rétention, surtout s'il englobe à la fois les conducteurs et les passagers, tous rassemblés pour le bénéfice commun. Se pourrait-il que personne n'ait encore imaginé une telle application ?
L'hypothèse la plus vraisemblable pour expliquer cet oubli tragique de l'option collective est probablement, hélas, à rechercher dans le repli sur soi – voire l'égocentrisme – qui se dissémine depuis quelques années dans nos sociétés, à tous les niveaux. En réalité, la « propagande » collaborative moderne ne fonctionne bien que quand elle parvient à démontrer ses bienfaits individuels immédiats. À l'inverse, les promesses de valeur à long terme du partage et du communautarisme séduisent de moins en moins.
Ce n'est pas que l'altruisme disparaisse : il existe toujours des personnes qui portent le flambeau du bien public. Mais leurs désirs (éventuels) de coopération se trouvent confrontés à deux obstacles majeurs. D'une part, elles ne possèdent pas toujours l'étincelle de l'innovation et, si elles l'ont, celle-ci introduit un conflit d'intérêt avec la possibilité de l'aventure entrepreneuriale. D'autre part, l'initiateur d'un projet ne peut rester seul et il est difficile de réunir le nombre de participants déterminant la taille critique.
Et si on envisage de décliner la réflexion dans le domaine financier, une complexité supplémentaire surgit. Les lourdes exigences réglementaires que doivent respecter les nouveaux entrants requièrent un degré d'engagement, entre autres pécuniaire, toujours plus dissuasif pour les sociétaires potentiels. Les lents progrès de la belge NewB, qui n'a toujours pas concrétisé son ambition (unique en Europe, à ma connaissance) après plus de 10 ans d'efforts, en procurent une illustration aussi triste que tangible.
Cependant, le secteur comporte également des niches dans lesquelles l'adoption d'un modèle coopératif serait à la fois plus simple et quasiment naturelle. La finance participative – dont l'abandon du concept original par LendingClub montre qu'il n'est peut-être pas adapté à une structure d'entreprise capitaliste – ou l'assurance collaborative sont les exemples qui viennent immédiatement à l'esprit et auxquels, malheureusement, aucune alternative collectiviste n'est venue se frotter, à ce jour.
À un moment de l'histoire où l'humanité est menacée par des défis existentiels universels, les idées fondatrices du mutualisme apportent les bases d'une solution, dans laquelle le profit immédiat laisse une place aux enjeux lointains, dans laquelle chaque individu a voix au chapitre et contribue aux avancées du groupe. Il est temps, et possible, de dépasser les dérives des pionniers, qui perdent peu à peu leur âme, et les pseudo-modèles collaboratifs, qui méprisent leurs « partenaires », afin de revenir aux sources…