Récit esquissé à partir de : Bernard Stiegler (souvenir de) – Jean-Christophe Bailly, « L’imagement », Seuil 2020 – Antonio Munoz Molina, « Un promeneur solitaire dans la foule », Seuil 2020 – une terrasse, un jardin – deux toiles vues au Bam de Mons…
Réfugié sur la terrasse dans une architecture légère inspirée des abris de fortune des sans-abris, observées durant tant d’années d’errances urbaines, ou lors de pédalages en campagnes, planqués dans l’un ou l’autre bosquet en bordure d’une grande ferme ou d’un village isolé. Il s’applique, là, à générer le bon métabolisme, celui qui le ferait le moins souffrir, qui lui épargnerait les tonnes de misères que véhicule la vie humaine, simplement, dans l’air du temps. Un métabolisme qui ne dépendrait plus de la télévision, des médias, des plateformes, des écrans, des smartphones, du contrat de travail, mais de la lumière, des couleurs, des senteurs, des bruits de la vallée et des forêts qui couvrent ses flancs, des souvenirs qui l’environnent d’un essaim buissonnant, bourdonnant, un continuum qui s’amplifie au fur et à mesure qu’il se rapproche de la fin. Crescendo. Il lui reste peu de temps pour tout réentendre, tout revoir, essayer d’y comprendre quelque chose. Il écoute, il guette, depuis l’aube, quand le jour commence à luire, ciel au loin comme un buvard envahi d’orange saumon, d’où vont sortir lentement comme des antennes de gastéropodes, les premiers rayons de soleil se glissant entre les pics lointains qui délimitent Cévennes et garrigues jusqu’au profond de la nuit, quand il n’y a plus qu’une seule ombre frémissante sous les étoiles. Le jour se fond dans la nuit. La nuit se fond dans le jour. Il perd peu à peu la notion d’alternance. Depuis l’azur éblouissant dont il faut se protéger, se calfeutrer tout en jouissant de son éclat pur, tranchant, jusqu’au feutre noir d’encre abyssale où tirer une subsistance spirituelle de quelques filaments phosphorescents, épars, depuis le jour saturé de nuages sombres, blafard, sans horizon jusqu’aux entrailles nocturnes cristallines et laiteuses, immenses, ouvertes jusqu’aux origines, il éprouve des continuités, toute lumière lui éclabousse le visage de ses éclats, solaires, lunatiques, stellaires. Il se pose la question récurrente, question de guetteur, « a-t-elle avancer depuis hier, la catastrophe ? La dévastation a-t-elle progressé sournoisement dans la vallée, remonte-t-elle lentement vers sa terrasse ? » Quand il pense à cette funeste perspective, inéluctable, il se rappelle l’état réel du monde, à propos duquel, tout au long de sa vie dite active ( !) – professionnelle s’entend -, il a lu et scruté tant d’analyses, de diagnostics tranchants, cette situation qui prédomine partout – la catastrophe amalgame toutes localités, des plus infra-organiques au plus méta-territoriales –, partout sauf là où il s’est réfugié (où il préserve de quoi entretenir de l’illusion). Mais le tremblement porte jusqu’à son refuge, tel que saisit par une peinture découverte, jadis, au musée de Mons, des femmes et enfants glanant des déchets de charbon sur les pentes d’un terril, une sorte de chute de corps dans leurs pauvres étoffes, dévalant en désordre, sans défense, sans rien de bien solide à se raccrocher. Voilà, cette image témoigne d’une époque lointaine, précise, un moment spécifique de la révolution industrielle, celui des charbonnages dans le Borinage. Mais contemplée en 2020, loin de son contexte initial, elle prend une force universelle, métaphorique, elle restitue la profonde dégringolade sociale qui emporte tant de personnes, le sol qui se dérobe, massivement, sous d’innombrables fragiles et dépouillés, balayés, ne cessant de chuter malgré leurs gestes qui s’accrochent aux quelques aspérités de surface. Une dégringolade qui, en fait, n’a cessé, depuis l’année où a été peinte cette toile, de s’accélérer, d’emporter les exclus, les laissés pour compte. Face à cette toile – ou plus exactement en se concentrant sur l’image mentale qu’elle a imprimé en lui -, il lui est difficile de ne pas se sentir partie prenante de cette instabilité, que tout s’effondre sous ses pieds. Sa vie intérieure a beau cultiver les subterfuges pouvant conjurer cette glissade mortelle. Rien n’y fait. La solidité de la terrasse n’est qu’un sursis, une chimère, une bulle, une encapsulation.
Une voix
Les réalités qui lui rendaient indispensable de chercher le soutien de l’une ou l’autre voix intérieure, habitant ses tréfonds, ne pèsent plus sur lui de la même façon, à présent qu’il est dégagé de tout ce que représente « gagner sa vie » et « garder son emploi », que les problématiques inextricables à affronter tous les jours pour continuer à aller au boulot et distiller une interprétation machinale autant que délirante de toute cette dépense colossale d’énergie à seule fin de sauvegarder l’illusion d’un sens et garder la tête droite, ne pas sombrer dans une dépression irrémédiable, ces réalités ne se sont pas effacées, elles marquent les êtres au fer rouge, mais elles ne s’exercent plus sur lui de façon aussi tenace et immédiate, du fait qu’il se trouve si proche de la « sortie ». N’empêche, la réclusion, au-delà de la décantation qu’elle fait subir à tout ce qui obstruait sens et esprit, laisse émerger l’une ou l’autre voix intérieures essentielles, devenues parties prenantes de la vie de ses organes. Dont celle de Bernard Stiegler, persistante, qui continue à débiner son fil, de manière presque indépendante de toute incarnation humaine singulière, autonome dans le cosmos. Cette voix qui l’a tant de fois secoué et lui a prodigué tant de réconfort, seul philosophe qu’il ait pu approcher tant soit peu et qui pendant des années lui a permis de cristalliser une compréhension de ce qui se passait tout autour de lui, à travers lui. De quoi cheminer au lieu de rester pétrifié, morfondu. Depuis qu’il a appris puis intégré la nouvelle brutale de sa mort, intégré le fait qu’il ne pourra plus jamais s’assoir dans une salle pour écouter sa parole jaillir, s’inventer, se construire, chaque fois neuve, bien que puisant dans ce qu’il a déjà dit et écrit depuis des années, maintenant que cette voix n’appartient plus aux vivants, elle résonne en lui comme jamais, chaque fois qu’il ouvre l’un ou l’autre de ses livres, retrouve et relit silencieusement les passages (concepts) qui l’ont transporté vers d’autres possibles lorsqu’il les défricha pour la première fois, c’est-à-dire, des mots, des phrases, des idées, des images et une musique qui créèrent du vivant en lui, du nouveau vivant, de l’espoir. Et une fois accroché par un tel passage, lui rappelant une époque, une période spécifique de sa vie où il devait lutter, c’est-à-dire encore une fois essayer de comprendre ce qui se passait, il ne peut se contenter du fragment, il éprouve le besoin de parcourir le tout qui les englobe, les articule désespérément, il relit le livre entier, avide, comme un roman. Tous les titres dont il avait fait l’acquisition sont regroupés, extraits des caisses de livres empilés à l’intérieur, et régulièrement, impulsivement, il se dirige vers tel ou tel. Dès qu’il en ouvre un, c’est comme lorsqu’il soulevait le couvercle d’une boîte à musique dans le salon de ses grands-parents. Il est happé par une magie, une ritournelle de grande familiarité, dépouillée, exécutée mécaniquement mais donnant l’impression que s’enclenche une force que rien ne maîtrise. Créée par l’homme mais s’en affranchissant. Enfermée dans la boîte et surgissant. Il faut dire que dès que ses yeux, ses oreilles, son entendement se saisissent de quelques mots, quelques phrases, de leur ponctuation, de leur scansion en paragraphes aérés, de leur respiration combattante, pour les extraire du papier et les libérer, les restituer à leur liberté vivante, dans sa tête, il se trouve associé, intriqué à une épreuve de vérité haletante, sans fin, ultime, pour soi, pour lui, pour ouvrir enfin les yeux du monde, tant qu’il en est encore temps. D’emblée, la matière est noire, désespérée, anthracite. Et au fur et à mesure que les idées s’articulent, pourtant, de la lumière fuse, de l’espoir s’échafaude, des raisons de travailler pour un meilleur avenir reprennent consistance. Ces livres qu’il n’a plus consulté depuis des années, il les retrouve toutes pages soulignées, annotées, témoignage scriptural, griffonné, de la surprise, de l’excitation, de la délivrance, de la volonté fébrile de saisir la lumière aperçue entre les lignes. Le lecteur incliné vers les lignes imprimées qui filent comme le courant d’un torrent de montagne se change en orpailleur. Il court d’intertitre en intertitre dont certains le transportent littéralement, promesses d’élucidation miraculeuse de ce qui au jour le jour obscurcit la vie et ruine tout avenir, par exemple « Réhabiliter la raison et son mystère par la reconstitution des communautés de savoirs », ou « Combattre la casse : l’institution comme métastabilisation et disruption de la disruption », autant de musiques programmatiques qui s’esquissent, qui l’emportent, à la manière de ces points remarquables et lointain, dans un paysage, qu’il semble impossible d’atteindre en suivant le tracé des chemins ordinaires et que le guide pourtant indique comme futurs lieux de passages (« on va passer là-bas ! »), et on avance en se demandant par quel saut improbable va-t-on réussir à les rejoindre. Mais rien que d’y penser, la marche change de nature, des ailes poussent aux pieds, l’imagination s’immisce et ruisselle en source d’énergie dans toute la masse musculaire. Et on y va. Combien de fois s’est-il littéralement réfugié dans une salle de conférence, de séminaire, de colloque, pour l’écouter, comme d’autres s’engouffrent dans les salles obscures espérant que le film projeté sur grand écran les distraira d’eux-mêmes, les transporter vers une quelconque consolation due à la fiction. Lui avait besoin d’écouter les récits et les fictions de Bernard Stiegler, le voir monter sur l’estrade, toujours un peu parachuté, souriant vacillant, retirer manteau et chapeau, ébloui par les spots, atterrissant d’on ne sait où, cherchant à reconnaître des amis dans la salle, des points d’ancrage de sa pensée. Prendre place, ouvrir l’ordinateur, rassembler son souffle, son idée, faire face, faire front. Une fois, lors d’une conversation avant une conférence, il lui avait dit que ce n’était jamais simple, la prise de parole en public. Il avait été stupéfait de constater que même pour un tel personnage, le stress existait, le doute quant à ce que l’on va dire, l’inquiétude quant à ses facultés intellectuelles (le cerveau va-t-il fonctionner comme espéré, permettra-t-il de formuler clairement ce que l’on cherche à faire passer ?) Oui, dans les premiers mots, les premières phrases, le stress était perceptible. Comme des fils lancés dans le vide, mal assurés, incertains, se raccrochant peu à peu à des discours intérieurs, à des écrits récents, à une actualité traumatisante, reliant différents points éloignés les uns des autres, éparpillés dans ce qui, à travers le réel, forme une tension dangereuse, à résoudre. Le timbre était souvent hésitant, bredouillant, nasal, anxieux et en même temps, pris d’une jubilation contenue, fière, d’affronter à nouveau ce défi de penser/parler. Puis la machine se mettait en route, à la fois le déroulé d’un texte établi, à la fois une improvisation complète, le cerveau reprenant sans cesse le déjà écrit, le raturant, le corrigeant, le bifurquant, le propulsant ailleurs. L’enchainement des idées, des thèses, des formules, des images, des concepts, des démonstrations – des petites musiques – prenait de la vitesse, essayait peu à peu de tout embrasser, de prendre la mesure complète du « nœud » et de tout démêler. La voix-texte déployait alors une dramaturgie fascinante pour dire la noirceur du monde, révéler les mécanismes de la catastrophe, le désespoir absolu. Voix éprouvée. Il avait alors, oui, l’air de porter toute la misère du monde, accablé. Puis, il se métamorphosait, sans doute les phrases, la forme que prenaient les idées – revenantes qui sonnaient au micro avec la force d’une nouveauté jaillissante – le stimulaient, lui redonnaient la force d’y croire. Son volume, sa vivacité se musclaient, s’animaient. Il se glissait dans la peau d’un lutteur, d’un champion dont tant de personnes présentes dans la salle avaient besoin, avaient envie d’aiguiller, de pousser de l’avant, pour qu’il ouvre la voie. Il donnait des coups, démontait les pièges, balançait les formules magiques – ces fameux néologismes ou citations grecques qui en horripilaient pas mal et qui, pourtant, apportaient un nouveau souffle – et petit à petit, de sa bouche emplie des cailloux de l’enfer et de la damnation de l’Entropocène, fusait la lumière. Fragile cadeau à sauvegarder, qu’il emportait en quittant la salle, la tête remplie de sursauts, assommé par un diagnostic implacable – confirmant ses plus sombres pressentiments -, mais d’un telle clairvoyance raisonnée qu’il ne restait pas démonté longtemps, très vite galvanisé, excité par les outils qui avaient été présentés et, d’une manière ou d’une autre, incorporés dans ses ressources, mais en pièces détachées, il devait à présent les forger à sa mesure, les remonter, en apprendre le maniement, explorer ce qu’ils offraient en guise d’exo-extension de ses maigres savoir-faire physiques et spirituelles. Il fourmillait d’intentions « de se reprendre », de protentions rajeunies et le rajeunissant, de volonté d’amplifier à sa manière les quelques étincelles reçues, s’essayant à ne pas gaspiller cet inestimable transfert technologique effectué par la parole philosophe, se livrant à la transposition hasardeuse des éléments de discours retenus, échafaudant des plans sur la comète, se fixant une discipline de vie toute dédiée aux enjeux mondiaux urgents enfin parfaitement explicités, énumérant les petits leviers qu’il pouvait actionner au niveau de son travail culturel, pour répercuter, propager un peu des techniques reçues. Ce n’était pas un simple mode d’emploi à opérationnaliser, il fallait que tout le cycle de la découverte, de la naissance d’une nouvelle technique se greffe au cœur de son organologie, qui n’implique donc pas sa seule corporéité, mais ses prolongations et ramifications en divers outils, instruments, savoirs, institutions, héritages. Il emportait à chaque fois, finalement, des exercices, à répéter un peu comme des mantras – les exposés, les textes de Stiegler ne sont pas dépourvus de ce ressac incantatoire, obsessionnel, vortex de formules – pour renforcer sa capacité à s’individuer et à participer à la transindividuation. Tout comme certaines médications renforcent l’immunité d’organismes affaiblis. Tout en sachant que ses facultés intellectuelles, limitées, peu structurées, s’égareraient avant d’atteindre la complétude du processus et qu’il lui faudrait relire ou retourner écouter Bernard Stiegler.
Il n’a pas fini d’apprendre à mieux capter et préserver à tout prix les dons de lumières individuantes (serties dans leurs indispensables ténèbres pré-individuelles encore toutes frémissantes).
Lumières, images, cultiver les éclaboussures
Aussi, millefeuille de papier photosensible, performant l’exposition permanente au grand air, depuis sa terrasse improbable, l’épiderme perforé d’infimes pores laissant passer la lumière, il fonctionne à la manière d’un sténopé vivant absorbant chaque variation lumineuse. Ce travail d’impression à même toutes ses cellules, de crépuscule en crépuscule, est désormais le seul flux auquel il participe, descendant de plus en plus vers le calme au cœur de la tempête, imprégné de ce rythme lumineux. Sténopé, mais pas cataleptique. Il bouquine, griffonne quelques notes, cueille quelques herbes à mâchouiller, va faire quelques pas sur la route, écoute les rumeurs du ravin, revient casser deux ou trois noix, mord dans un quignon de pain, s’envoie quelques lampées de vin, rectifie le drapé des tentures, s’assoupit, se réveille, réorganise sa mémoire, s’accroupit recueilli devant la dépouille d’une mante portée à dos de fourmis, écoute les bourdons affairés dans la vigne vierge en fleur couvrant une ruine proche, convoite les raisins presque mûrs qui pendent de la treille qui transforme la terrasse en grotte, donne un coup de loque sur le vélo suspendu à son crochet, fixe un rapace dans l’azur, donne quelques coups de balais, relit dans un livre quelques lignes soulignées le matin, s’accoude à la balustrade de vieux fer forgé, étourdi, abasourdi par son étrange « insularité » irréversible, se détend de nouveau quand fusent les orgues fluets des petits ducs, que pointillent les constellations sur la voûte céleste. Scrute le paysage, les étendues serrées d’arbres, y incrustent des souvenirs de son jardin perdu, là où il a habité des dizaines d’années, des gros plans, des détails, peut-être que ce jardin n’existe plus, rasé par les nouveaux propriétaires. Jardin englouti. Pourtant, bien qu’exilé , il continue à y vivre. Et toujours, sur la terrasse couverte de végétation, sombre comme une grotte à flanc de montagne, la vue écarquillé comme s’il voyait une part des choses ne se révélant qu’à lui, interdites, se frottant le visage des deux mains, se demandant si, au contact rapproché de ces phénomènes ténus et transcendés par sa position esseulée, un nouveau langage n’allait pas sourdre de ses organes. N’était-il pas carrément entré dans un nouveau langage silencieux ? Durant ces menus faits et gestes, chaque plan lumineux, avec son grain spécifique, son intensité singulière, ses effets de réflexions, de réverbérations et d’ombres spécifiques aux différentes heures de la journée et de la nuit, se grave en lui, couche après couche, chacune comme un texte superposé qu’il lit et décrypte, il « grammatise » chaque masse lumineuse qui baigne et imprègne son enveloppe épidermique, ses cellules, son pouls, c’est l’embryon du cœur de son métabolisme qui le replace en harmonie avec un écosystème biologique, mental, naturel, social, en gestation quelque part (en effet sa localisation ne faisant l’objet d’aucun combat pour délimiter un « chez soi » excluant, clôturé). Libéré et flottant dans la nécromasse noétique, comme un flâneur, un glaneur. « La nécromasse noétique est aussi indispensable aux vivants noétiques que la nécromasse formée par l’humus issu de la décomposition de la végétaux et des cadavres est indispensable à la biomasse végétale et animale. » (BS) Résider, durer désormais sans autre intention, dans l’ensemble de l’humus noétique – mental, psychique, imaginaire, fictionnel – généré par ses années de vie, l’ensemble des traces, répétition, ressassement, rémanence, re-traces, de tous ses faits et gestes, de toutes ses pensées, ses lectures, ses musiques écoutées, les caresses échangées, les choses vues, les mets mangés, les boissons bues, tout ce qui lui est personnel, est venu de lui et forme sa signature, mais aussi tout ce à travers quoi il a embrassé l’histoire de l’humanité, les autres, vivants et morts, ce qu’il a pu réactiver, embarqué en lui des couches successives de l’histoire des hommes et des, des animaux, des végétaux, des minéraux, tout ça transformé en traces spirituelles, en suspension, constituant une atmosphère où il lui est possible de flotter, de ne rien faire tout en ayant l’impression de fourmiller, d’être occupé en permanence par ce qui vibre, de recycler et transformer sans cesse ce qui a fait sa vie jusqu’ici. Sans but précis. Simplement comme un vers creuse son souterrain tortueux dans la matière de son existence même. Sans plus. La plénitude de subsister par la mise bout à bout de rebuts, de choses déjà usagées, digérées, marquées par plusieurs réincarnations et détournements. ( Il songe au marcheur Antonio Munoz Molina, ses foulées dans la ville, en compagnie de fantômes, Poe, Melville, Benjamin, Baudelaire, intégrés à son itinéraire.) Ses plus grands plaisirs passés – et qui continuent à ondoyer en lui – lui ont été procurées par des œuvres de facture « ébauchées », sans réelle finitude, sans chute ni clôture, en suspens, là, grâce à elles, il échappait à la tyrannie de la finition, des formes abouties, achevées et cadenassées, il respirait. Il peut à présent se dédier pleinement à cette respiration, de tous ses pores, non pas immobile, mais balloté, car tous ces alluvions restent connectés à ce qui les engendra, et continuent à bouger, à suivre leurs impulsions, au gré d’autres alluvions rencontrés, d’autres sédimentations, fusionnées ou rejetées. Toutes les traces abandonnées à la/leur nature et croissant librement, sans contraintes, comme on peut le voir dans certains ruines, certains terrains vagues. Tout cela le déborde, le conduit imperceptiblement, porté par une vague invisible, en un lent et définitif naufrage. « Le plus beau dans l’Énéide, c’est qu’elle soit inachevée. Que Virgile n’ait pas eu le temps de la massacrer en lui apportant une touche finale sans rapport avec la vie, une patine, un aspect ciselé. Regardez La Divine Comédie. C’est horrible qu’elle soit aussi bien faite, aussi complète, aussi bien construite, un hendécasyllabe après suivi d’un autre et encore d’un autre, un premier tercet, un deuxième et un troisième jusqu’à ce qu’on ne puisse plus en supporter davantage, et un autre chant, et les trois parties, les trente-trois chants, le chiffre trois de la Sainte Trinité ! (…) Une Divine Comédie inachevée aurait été plus humaine et bien plus intéressante. Tout un tas de brouillons et de feuilles volantes à l’intérieur d’un coffre, dans le grenier d’une maison, celle où Dante est mort. (…) Cervantès, Joyce, Melville, tous les trois travaillaient avec des matériaux charriés, des alluvions d’histoires antérieures, des éléments volés, découpés, copiés, et ils se laissaient porter par des divagations insensées, à croire qu’ils aspiraient au désastre, qu’ils voulaient que le livre en cours s’effondre sur eux, explose ou se répande sans qu’ils puissent le contrôler, du moins pas entièrement, comme Moby Dick a explosé au bout de quelques chapitres pour devenir un objet chaotique, une accumulation, une inondation, un collage fait de déchirures et de rafales, Moby Dick a été l’effondrement qui a enseveli pour le restant de ses jours le nom et le prestige du pauvre Melville, une explosion qui a tout emporté sur son passage… » (Molina, 178)
Elle remplaçait les paroles par des images
Ces évocations – la prosopopée de Stiegler, les inachèvements comme autant de gués et de fictions qui lui auront permis de traverser tant d’années – s’inscrivent, se mélangent aux autres interfaces auto-érotiques de sa relation au monde, berceau de ses désirs polymorphes. Ce qui ravive tout ce que son dernier amour – la dernière fois qu’il perdit la tête -, lumière chaude aussi vite évanouie qu’un songe, aussi improbable que la rencontre avec un être mythologique, a laissé en plan, en jachère, nourrissant sporadiquement le genre de croyance maladive d’un retour improbable de ce qui a eu lieu (équivalent en d’autres contextes de la figure christique qui n’a de sens que si elle revient un jour). A-t-il vu ce qu’il a vu, étreint ce qu’il a étreint ? Disons que quelques interdits sociaux et culturels ombraient cette relation amoureuse – non pas réellement l’adultère ni l’abus de mineure , plus simplement la réprobation de l’attrait pour la chair fraîche -, qui font que ce qu’il y embrassait pouvait être considéré comme ne lui étant pas destiné, absolument pas dans l’ordre des choses. Une totale étrangeté. Un sort jeté. Pour autant, tout se passait au grand jour, sans technique particulière de camouflage ou dispositif de tromperie. Néanmoins, de façon instinctive, ils ne (se) voyaient qu’en cachette – comme était cachée la « lettre volée », la cache constitutive de leur offrande amoureuse -, dans un plan de réalité invisible à tout autre mortel. Il leur semblait que même si on les surprenait nus et interpénétrés, ils n’en resteraient pas moins hors de toute flagrant délit constatable. Transparents. (Bizarrement, sans qu’il ne comporte aucune similarité figurative avec ce vécu, c’est un petit tableau daté, d’intérieur de pénombre et lumière réunies, avec escalier sombre et silhouette de femme à contrejour, qui lui rappelle l’atmosphère de ces cachettes.) Dans l’invention de cette intimité partagée qui lui semblait jusqu’alors inaccessible, inconcevable même, ce qu’elle lui montra relevait de l’inimaginable. Ce corps frais et vif, cette vie donnée et avide de l’autre – de cet autre singulier, lui, à l’exclusion de tout autre, bouleversante sensation – cette plasticité amoureuse éblouissante, l’envahissait, le comblait d’images paradisiaques, à foison, inépuisables. C’était enlacer tous les rêves de beauté qui l’embrasaient depuis son adolescence, les premiers poèmes, la muse insaisissable, obsédante. Cela enfin à portée, dans une « version » moderne inimaginable il y a à peine quelques années, libérée, attestant d’une relation au sexe inexistante parmi les jeunes de sa génération, cela déversé en lui en brassée de lumières au cœur de son âge avancé. Ce n’était pas écrit dans son programme. Une telle attirance, réciproque, intergénérationnelle continue après coup à lui sembler miraculeuse, un mystère total (malgré les innombrables couples unissant des âges très différents, la banalité des flirts vieux et jeunes, mais c’est autre chose). C’est bien cela : une relation qui l’initie au mystère. Une plénitude, agitée, morcelée en oasis temporelles relativement courtes. A répétition. Des chambres où pratiquer à mains nues l’attention à soi et l’autre, à soi dans l’autre, à l’autre dans soi, à soi et à l’autre propulsés hors de toute enveloppe charnelle, jusqu’aux intensités de transe, sans aucune perspective, chaque fois moment ultime. Les corps sexués et exhibés au-delà de ce qu’expose la pornographie, écartelés d’offrande et, dans cette fusion charnelle, yeux dans les yeux, leurs présences plongeant dans un tourbillon de miroirs à l’infini où se mirent autant leurs ressemblances – par quoi ils s’emboîtent en un seul être harmonieux imprévisible, inscrit nulle part – que leurs altérités irréductibles. Leurs inconciliables accélèrent leur fusion. Et dans la fièvre érotique balbutiante, échevelée, leurs consciences flambent d’être aussi proches de l’aboutissement d’un désir commun, tout en découvrant, précisément dans la tension de cet aboutissement fiévreux, leur fougueux inachèvement respectif, inaliénable et offert à l’autre. Ce qu’ils s’offraient vraiment. La posture des corps se baisant reflétant ni plus ni moins leur enthousiasme spirituel pour cet inachevé, ces incomplétudes communicantes, fontaines de possibles, inespérés, un trop plein de devenir. Abondance. L’ouvert, l’ouvert absolu, enfin, comme sans lendemain, comme une dilapidation de toutes leurs énergies, feu d’artifice éphémère, dérèglement excessif de leur entropie, l’orgasme de cendres mélangées, jusqu’à une stase, une inertie amoureuse éternelle. La confusion orgiaque, paradoxale exubérance, capiteuse, d’une telle profusion de choses merveilleuses à voir alors qu’il ne cessait d’être convaincu de rester aveugle, de n’en voir jamais assez, le poussait à chercher à enfin voir vraiment ce qu’il saisissait, ce qui le saisissait. Mais il pressentait que, tout écarquillé qu’il était, et écartelant le corps abandonné, le « ne pas voir » était la règle pour que ça lui fasse voir. Dans chaque cachette, comme si, égaré au plus profond d’une forêt, il tombait, au bord d’une rivière, sur une incroyable déesse nue et qu’il et elle se jetaient leur effarouchement à la figure, terriblement vexé-e-s et ravi-e-s d’être découverts. « Les consciences attentives apprennent quelque chose d’elles-mêmes depuis l’attention qu’elles portent à l’autre, comme miroir de leur propre altérité, c’est-à-dire de leurs possibilités de devenir, c’est-à-dire de l’inachèvement ouvert de leur individuation. » (p.134) » Ce processus, tel quel, mais littéralement porté et affolé par le sexe., en tant que faisceau de pulsions bouleversant toutes les composantes, tous les circuits, tous les tissus.
Puis, les cachettes se sont taries volatilisées même, retour brutal dans l’ordinaire, sans personne à qui raconter ce qu’il avait vu, en deuil. Que faire de ce bain onirique dans la jeunesse amoureuse, intemporelle (mais lui faisant sentir son déclin imminent, irrévocable), le mythe fusionnel, rencontre avec la nymphe secrète, la déesse des amours, la beauté-même ? Bien au-delà du registre corporel, au-delà de l’impudence de scruter et pétrir ventre, seins, cuisses, cous, sexe, cou, bras, mains, yeux, bouche (avec la réciproque : être pris par ventre, seins, cuisses…). Tout ça comme une source d’images inédites. Les premières images du monde. Comme si, plonger dedans et être accueilli, hébergé en elle, c’était se rapprocher d’un jaillissement d’images irrépressible, se perdre dans une immensité iconique. « Je maîtrise mal les mots, l’écriture, le langage parlé, je suis plus à l’aise avec le dessin, le crayonné, les images » disait-elle. Cela, délicieusement, déroutait tous les réflexes patriarcaux de maîtrise du langage. Tout était remis en jeu.
Il n’en conserve pas des traits très précis, figés. Plutôt le souvenir d’un passage lumineux palpable, chaud, charnel. Membrane, mucosité aveuglante. Et après, de l’autre côté, ou une fois la source de lumière camouflée ou dirigée vers d’autres rencontres, rien d’autre qu’un flux de phrases écrites le submergeant, des essais d’écritures bégayant, intarissables, devenant son mode de survivre, il y interprétait en roue libre, somnambule, de façon voilée, tout ce vécu caché, toutes les images qu’elle avait glissé en lui, lors de leurs baisers, de leurs fusions (parfois, souvent, à distance, télépathiques, après coup, de même qu’il se disait quelques fois qu’il ne l’avait vraiment vue qu’une fois disparue). Tout cela, enseveli, l’irriguant de façon détournée, nappe phréatique d’onirisme. Chaque phrase venait confirmer l’impossibilité de dire vraiment ce qu’il avait vu et senti. Pris dans l’indicible. Cette volonté de dire aussitôt transformée en impuissance à formuler devint sa règle de vie, à la fois douloureuse, dépressive, capable aussi de fulgurances exaltées, dopante, parce que cette impuissance exacerbée est aussi la preuve qu’un vécu est conservé intact, diamant pur. Ressources cachées. Ainsi, il se trouve relégué dans une enveloppe animale perdant peu à peu tout âme et tout langage humains, errant dans le quotidien, harassé par le rythme et l’inconsistance insistante du boulot salarié qui colonise une large part du temps d’innombrables personnes. C’est pourquoi, lisant l’évocation que Jean-Christophe Bailly fait de la légende de Diane et Actéon, ça lui parle, il en frissonne.
« Le regard d’Actéon installe Diane dans le règne de l’apparence, où son corps, en étant vu, la fait basculer : elle sort de son mode d’être « normal », qui est celui de l’irruption et du retrait, pour pénétrer malgré elle dans l’espace d’une intimité, et c’est pourquoi elle rougit. Sa nudité devient mise à nu, et Actéon est ici, bien sûr, le célibataire même de cette vierge qui, sans doute, ne devient pas mariée mais qui, le temps d’un échange de regards, échappe à la pureté. A la seconde précise où elle se sait vue, il est déjà trop tard, et le geste même par lequel elle condamne Actéon, l’eau qu’elle lui jette, a la résonance d’un aveu, qu’elle confirme aussitôt par ce qu’elle lui dit : « Maintenant va raconter que tu m’as vue sans voile/ si tu le peux, j’y consens. » Cette éclaboussure est comme la consommation de l’acte, il y a échange, la paroi a été traversée : devant l’image, Actéon est passé de l’autre côté de l’image. (…) Or, comme on sait, et là réside toute la cruauté du « si tu le peux », Diane a déjà interdit ce à quoi elle prétend consentir : Actéon ne peut pas parler, il ne le pourra jamais plus. L’eau lustrale qu’il a reçue au visage a été, en même temps que son sacre (d’une éclaboussure, la déesse l’a touché), le prélude à sa destruction. Avant d’engager sa mort sous les crocs de ses chiens, sa métamorphose en cerf a pour premier effet de le priver de langage : se voyant reflété dans l’eau (là encore, il faut le souligner, le relais de l’image est nécessaire pour que la transformation s’accomplisse), il cherche à s’écrier, à exprimer par des mots son malheur, mais il ne le peut, seul un gémissement sort de sa bouche. Exclu de l’humanité, il est aussitôt exclu du langage, mais ce que veut d’abord dire cette exclusion, c’est que ce qu’il a vu ne peut être dit, c’est que l’intervalle dans lequel Diane a pour lui et malgré elle accédé à l’image saute hors du plan où les récits sont possibles. En vérité, la vision de la déesse était à ce prix : comme le dit Klossowski, Actéon « voit parce qu’il ne peut dire ce qu’il voit : s’il pouvait dire, il cesserait de voir ». Tel est le sens de la théophanie : le mystère de la vision du dieu n’est pas dicible, le langage se retire de la bouche de qui a vu. »
Jean-Christophe Bailly interprète ce mythe comme « l’allégorie de ce que, chasseurs, regardeurs, nous poursuivons sans fin : qu’un jour une image nous jette de l’eau au visage et qu’alors au lieu de basculer nous naissions à une langue inouïe, silencieuse. »
Il se rappelle, maintenant, qu’elle dessinait sans cesse. Comment cela a-t-il pu lui échapper, alors ? Comment cela a-t-il pu ne pas entraver leurs caresses ? Elle traduisait émotions, et sentiments en images, croquait continûment tous les détails du paysage de leurs rencontres, transcrivaient ses rêves mais, plus étrange, les siens aussi, comme si elle les vivait en même temps que lui. Comment était-ce possible ? Elle ne pouvait avoir le crayon à la main, tout le temps, pas possible. Était-ce télépathique ? Il la re-voit maintenant ruisselante d’images, une eau d’images qui l’éclabousse. L’effet que lui causait cette communion amoureuse générant de l’image plutôt des mots – et le déstabilisant, le privant de ses repères -, il lui saute aux yeux, à nouveau, intact, en ouvrant le cahier d’une dessinatrice, déniché chez un bouquiniste, la petite ville la plus proche où il descend de temps à autre faire une course, boire un verre, observer des gens, dévalant les lacets en se grisant, les remontant en lévitant. Le cahier de dessin se trouvait dans une boîte avec des monographies de saintes et de martyrs, des évocations et témoignages d’illuminations datant des guerres de religion en Cévennes. Non daté, l’autrice confie aux pages les formes et fragments déchirés du réel, tels qu’ils l’envahissent paniquant, dans leur ultime expiration, lors de crises de douleurs qui lui font perdre conscience et lui font souhaiter mourir, disparaître. Donc, des crayonnés quasi sans contrôles, le crayon sismographe entre des doigts crispés, au bout d’un bras et d’une main secouées de spasmes, corps recroquevillé dans la souffrance insoutenable qui expulse la conscience de son enveloppe. Cette instantanéité de la production imagée de ce qu’elle éprouve dépouillé de toute intention esthétique, de toute apparence éduquée, policée, sans défense, laminé, imaginaire pressé comme une éponge et qui expire en crachant son alphabet proliférant dans l’agonie. Chaque fois qu’il entrouvre ce cahier, oui, quelque chose d’insoutenable, de fascinant, d’exubérance morbide – presque fraîche, joyeuse, de cette joie des délires entrevoyant la délivrance définitive -, de ce flux de croquis lui jette une eau crue au visage, sans ménagement. La version acide, désespérée, de celle optimiste, chatoyante, printanière dont il avait été oint, autrefois (et dont les effets restent, demeurent, fermentent se diluent dans la nécromasse noétique). Pierre Hemptinne