Espace lally : coup de foudre a beziers

Publié le 09 octobre 2020 par Aicasc @aica_sc

Dans un ancien quartier magnifiquement rénové, proche de la cathédrale de Béziers a été inauguré un nouvel espace d’art contemporain. Il est destiné à la mise en valeur des arts africain, caribéen et des Amériques sous la direction de Reynald Lally, collectionneur et galériste bien connu des amateurs d’art haïtien et de son assistante Laetitia Vagner. Placé sous le signe d’un « Coup de foudre, 30 ans de passion », le vernissage a eu lieu le 17 septembre 2020. Cette première exposition comprenant près de 90 œuvres se poursuivra jusqu’au 28 novembre 2020.Tous les deux mois une exposition temporaire de cette envergure est prévue ainsi que des conférences, rencontres et séminaires.

 L’ensemble des œuvres, réparties sur un niveau de près de 200 m2, est marqué par une touche haïtienne qui s’exprime dès la cour d’entrée où nous accueille Ukulele de Lionel St Eloie, des années 1980 : un assemblage en ferrailles de récupération, billes de verres et autres matériels, faisant partie de la collection permanente. D’autres compositions, en métal découpé, de Gabriel Bien Aimé et de Serge Jolimeau sont réparties dans l’enceinte de la galerie et s’harmonisent parfaitement aux cimaises.

 La surprise attendant le visiteur le met d’emblée en garde contre tout cliché visant à associer l’art d’Haïti à une dualité réductrice qui se résumerait à l’art dit « naïf » d’une part et à la seule veine d’inspiration vaudou de l’autre. Le caractère éclectique de l’exposition associe judicieusement toutes les composantes de la galaxie foisonnante des arts visuels haïtiens. Les grandes toiles peintes de Mario Benjamin : ‘Fin’, ‘Sans titre’ et ‘Personnalités’ sont troublantes et puissantes ; on devine un cri, une appréhension portée par un regard inquiet, mis en valeur par le fort contraste rouge et noir rehaussé d’un dessin au fil précis, incisif. Plus joyeuse par contre est la toile intitulée ‘Fin’, composée en triptyque aérien et léger évoquant un décor floral et aérien d’où émane une belle énergie vitale.

Mario Bejamin Personnalités

Mario Benjamin Fin

En parcourant les salles, on se rappellera qu’il semble impossible d’embrasser l’ensemble prolifique de la création plastique haïtienne, inégalée, polymorphe et complexe. Aucune autre société caribéenne n’a su développer une telle variante de styles, de tendances et de productions. Comme on le sait, la reconnaissance des arts d’Haïti, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale a marqué une forme d’antériorité initiale à propos des questions qui se préciseront et vont s’amplifier par la suite : le langage plastique caribéen est-il en accord avec telle société donnée ? La seule affirmation identitaire est-elle source de création ? Quels sont la place et le rôle de l’exil dans la reconstruction de notre vécu ? Bien plus tôt et plus à propos qu’auprès d’autres sociétés créoles de la Caraïbe, l’expression d’une « authenticité absolue » (A. Breton) ou de la « magie de l’authenticité » (E. Glissant) vont qualifier les approches de l’art d’Haïti ; mais sans que l’on se demande ce que signifie « authenticité » dans ce contexte et qui la définit.

Il est vrai, comme le souligne Carlo A. Célius (2015 :6-8), qu’une identité collective, une communauté de pensée, légitimée et nourrie depuis les luttes pour l’Indépendance, ont permis l’éclosion d’une affirmation identitaire forte, innervée de sa composante religieuse : le vaudou et ses avatars. À propos des  multiples qualificatifs employés pour désigner cet art, alternativement dit « sacré, magique, merveilleux, naïf, ou de modernité indigène », Carlo Célius, (2015 :7) a eu l’intuition de faire la différence entre les créations des œuvres(généralement peintes), inspirées du vaudou et celles issues et propres au vaudou et ayant fait le cheminement du péristyle aux cimaises des galeries. La différence nous paraît judicieuse et va nous amener à orienter notre commentaire. Néanmoins, par ce biais,qui met l’accent sur une certaine exclusivité de la veine vaudou, la critique a eu tendance à marginaliser les productions non inspirées d’elle, notamment, d’une part celles qui datent des années 1930, bien antérieures à la « vogue haïtienne » en Europe et d’autre part celles qui émanent plus du registre historique ou encore « naïf » souvent qualifié de ‘réalisme merveilleux’.

LA VOIE DES LOAS : INSPIRATIONS

Robert Saint Brice, (Décédé en 1973), ancien et célèbre artiste du Centre d’Art, a introduit puis poursuivi cette voie des loas. Les deux dessins aux motifs végétaux ‘Nature’, tracés à l’encre(1953),d’une légèreté ourlée en filigrane rappelant les vèvè, contrastent avec ce que l’on connaît bien mieux de lui. Ainsi, ‘Loas’, de 1960,relate ce style particulier mêlant figures et fond en une coulée colorée rehaussée de traits et de points. Deux corps aux formes allongées, flasques et troublantes, aux visages en dégradé rouge, laissent deviner un regard bridé et clos.

Saint-Brice Loas 1960

Un des peintres les plus célèbres de l’historique Centre d’art de Port au Prince, Préfette Duffaut, (décédé en 2012) est représenté par deux œuvres emblématiques de sa thématique urbaine et chrétienne. N’a-t-il pas participé au décor des fresques de la cathédrale de la Sainte Trinité, autour des années 1950 ?Force et sagesse nous place sous la protection d’une Vierge Marie, apparaissant comme surgie des entrailles du pays pour protéger la mer, les collines et le pays tout entier. Les fanions et les foules égaient les festivités et processions religieuses si prisées du public. On sait que l’essor du vaudou n’a en rien empêché l’existence du catholicisme et son imagerie votive et de missel représentant les saints ; son iconographie ayant servi de support au répertoire des loas dans le vaudou. Agua, une œuvre antérieure de plus de dix ans, fait partie de la série des « villes utopiques » pourrait-on dire, avec leurs ponts et routes évoquant plutôt un pays sublimé, transmuté et offrant l’image d’un paradis possible.

Prefette Duffaut
Force et Sagesse

Plusieurs tableaux de Prospère Pierre Louis, dont ‘Soleil’ (1985), est bien caractéristique du style dit de « Saint-Soleil » mis en lumière par André Malraux lors de son second séjour en Haïti en 1975. Dieuseul Paul et bien d’autres peintres représentés ici, ont réalisé des toiles semblables, centrées sur une figure principale entourée de personnages annexes. Les cercles concentriques mettent l’accent sur la force solaire qui se diffuse vers les animaux et les plantes, répartis de ci de là, baignant dans une tonalité cosmique, violacée et verte, associant l’eau, l’air et la terre. Une autre œuvre de Prospère Pierre Louis, bien antérieure, brossée à grands traits et compartimentée, montre combien son style a évolué. Il paraît comparable à celui de Denis Smith dont on peut voir ‘Feed’, datant de1985, peinture acrylique sur bois.

Denis Smith
Feed
1985

Deux œuvres de Frantz Zéphirin retiennent aussi notre attention : ‘Réunion ministérielle’ et ‘Idole’, datant des années 1980. Elles mettent en scène des personnages déguisés en animaux fantaisistes et renvoient à une forme de dramaturgie fabuleuse associant critique sociale et conte populaire. Leur facture est extrêmement détaillée et minutieuse.

Une peinture d’André Pierre, datant des années 1990, évoque une ‘Célébration d’Agwé’, –loa régnant sur la mer sous les traits d’un amiral- et correspond bien à ce foisonnement dû à la juxtaposition de registres différents où fourmillent détails, vèvè et personnages emblématiques du panthéon de la dévotion populaire.

LES DRAPEAUX

On retrouve ce thème du loaAgoueh’ réalisé en ‘drapeau vaudou’ dans l’œuvre de Myrlande Constant (1980)sur une toile de 2m de long, brodée de sequins ou minuscules paillettes. Ces pièces de tissus remarquables rappellent stylistiquement les œuvres peintes avec minutie et pointillisme de Prospère Pierre Louis et renouent avec la tradition des bannières festives portées en procession lors des cérémonies du carême. Plusieurs autres ‘drapeaux’ de cette brodeuse sont présentés dans cette exposition.

Myrlande Constant
Agoueh
1980

De Louisiane Saint Fleurant, on retiendra plusieurs œuvres dont ‘Sisters’ et ‘Héritage’ (1995). Cette dernière se déploie sous forme d’une fleur évoquant un arbre généalogique des loas, extrêmement touffu et chargé de détails où personnages, végétaux et semis pointilliste se bousculent. De cette artiste sont également présentées deux poteries peintes, représentant chacune un ‘Humain’ (1995).

Deux peintures d’Ermistral Charles, dit Thialy, datant de 1989,sont emblématiques de festivités en présences de loas. Les moindres détails sont révélateurs de scènes festives et plutôt dramatiques, puisque sacrificielles, réunissant personnages humains, attributs des loas, et objets de cultes au sein d’une nature luxuriante pour l’une, mais aussi durant une nuit chargée de mystères, pour l’autre.

Ermistral Charles
Rituel 1989

OBJETS ET ATTRIBUTS VAUDOU

 Par le biais du primitivisme qui commença à susciter une vogue en Europe et aux États-Unis dans les années 1980 et surtout 1990, l’art dit naïf est devenu une donnée centrale d’une modernité qui va bientôt nourrir le marché de l’art de ses artefacts. On notera que l’on a souvent préféré mettre en avant les artistes les plus modestes et autodidactes au détriment de ceux qui ont eu une formation académique, tout en assistant à un renouvellement constant des domaines et supports, même si la peinture sur toile est restée dominante. Le christianisme et son détournement opéré par le vaudou se sont cependant maintenus comme cadre symbolique essentiel pour l’iconographie. De plus, on remarque évidemment que la propension à réinterpréter et renouveler le répertoire, de se saisir d’une forme donnée et la transformer, afin d’ouvrir de nouvelles voies, fait partie de l’esthétique que Glissant appelle créolité et que J.M.G. Le Clézio développe en ces termes : « La créolité mélange les sangs et les langues, fait naître de nouveaux surgeons aux anciennes racines, retourne l’ordre des choses et le cours du temps, elle dialogue avec l’éternité ; en elle rien de ce qui a existé et qui existe ne peut disparaître » (Le CLézio, 2011 :34).

De Joseph Wilner , deux reliefs peints de 1970, représentant deux loasKada Bossou’ et ‘Baron Lacroi’, évoquant quelque peu des pierres tombales colorées avec des accents de reliefs d’Abomey, ont traversé les cinquante années depuis leur fabrication. De ce fait, ils sont bien emblématiques de la vitalité des représentations vodouisantes. 

Une œuvre très subtile et précieuse comme un bijou, un médaillon irradiant. Il s’agit d’un cercle de 90 cm de diamètre de Barbara Prézeau Stevenson intitulé « Au commencement était le chaos », datant des années 1990. Médaillon parce qu’on distingue une bride pour l’attacher, avec au centre une croix sur fond doré. L’effet mosaïque renvoie aux retables anciens ou aux décors byzantins des vieilles chapelles orthodoxes.

Barbara Prézeau
Au commencement était le chaos

OBJETS DE CULTE : UN DÉTOUR À-VENIR

  Si le chaos était ‘au commencement’ mais restait serein, au cœur de cette grande médaille-monde irradiée d’azur et de lapis-Lazuli, il nous reste à évoquer d’autres œuvres qui semblent s’orienter vers un univers bien plus troublé et chaotique. En effet, nous voici confrontés à une autre veine majeure et semble-t-il plus récente de l’art haïtien, une composante exemplairement représentée par des objets de culte spécifiques, renvoyant à des manipulations vodouisantes. On retiendra les artistes ici représentés : Pierrot Barra, Dubréus Lhérisson, Lionel St. Eloie, J.B. Getho, André Eugène, ainsi que des anonymes. La question immédiate qui se pose pourrait se résumer à cela : Est-on on passé du péristyle à la cimaise ? Du temple houfo à la galerie ? Que signifie alors représenter, créer, s’il s’agit de détourner, à la manière de Jeff Koons ou de Damien Hirst images et objets ritualisés en « Ready made» ?

Le plasticien Dubréus Lhérisson est présent avec près de douze objets ou grands personnages dits Bizango, en tissus rembourrés, des cimiers-crânes couverts de sequins et des croix avec chiffons, maculées de sang de plumes et de poils ; Pierrot Barra avec des poupées-baigneurs et des bois. On a bien affaire à des représentations polythéistes et syncrétiques renvoyant à des cultes Fon Éwé ou Kongo du vaudou africain, associés à des objets liturgiques chrétiens à l’aspect sibyllin. Le détournement est spectaculaire. Ce syncrétisme est porteur de nombreuses questions quant aux origines et aux raisons d’être de ce syncrétisme qui a permis de recomposer un monde en annexant des objets de cultes africains, souvent désignés de « fétiches » aux saints patrons des catéchismes. Ce qui nous paraît important c’est que la chaîne symbolique et imaginaire entre ces deux mondes soit sauvegardée. C’est ce qu’il nous faut comprendre avec lucidité et modestie, car comme car comme l’explique Martine Lusardie : « Le conservateur (André Delpuech) ou l’anthropologue (Laënnec Hurbon)  ont du mal à trouver leurs repères habituels entre tradition et invention, entre art ethnographique et art contemporain… Et si ces objets témoignaient ‘moins d’un vaudou passé, du passé ou même actuel, que d’un vaudou à venir?’ » (2011 : 89).

Néanmoins c’est bien une forme d’effroi qui nous interpelle face à ces personnages ou soldats Bizango qui pourraient être des figures emblématiques de sociétés secrètes. (Voir Benoît & Delpuech, 132-153). Fabriqués en tissus colorés et rembourrés, au crâne parfois authentique, leur apparence inquiétante et plutôt agressive, renvoie-elle à une simple culture du recyclage avec les moyens du bord ou à une volonté toute banale de créer du nouveau pour étonner la galerie ?

Dubréus Lhérisson
Met Agoué

Un groupe ‘d’enfants- poupées’ en perdition se bouscule dans une embarcation chancelante mais placée sous le signe du loa de la mer et des marins. Serait-ce une évocation de migrants à la recherche d’un asile terrestre ?

Dubreus Lhérisson
Bizango

Pierrot Barra
Sans titre 1993

Ce qui semble caractériser l’ensemble de ces objets c’est bien une volonté d’entremêler, en une fascinante scénographie, l’ordre des règnes animal, minéral, ou végétal, à l’organique humain sous le signe d’une lancinante morbidité. Est-ce une manière de rendre gorge à la réalité oppressante pour la mettre en présence, ou en écho à une nouvelle sacralité ?

Bien différente paraît être la création de Duval-Carrié qui s’approprie aussi de nombreux artefacts et symboles du vaudou mais en les transfigurant en un langage personnel et complexe empruntant au surréalisme divers éléments plastiques que l’on retrouve, par exemple, chez Max Ernst ou Victor Brauner, d’un rendu minutieux et raffiné. Il se plaît à explorer l’histoire et l’art des anciens  qu’il remet en scène, encadre de ses soins et traduit à sa manière dans une langue très individuelle, déclinée sur plusieurs tons, pour le grand plaisir de ses amateurs. Il réussit surtout à reposer et en même temps à intriguer l’œil du spectateur en lui ouvrant la voie des rêves.

Edouard Duval Carrié
Le roi et ses gardiens
1990

Cette impressionnante première exposition à L’Espace Lally rassemble un large répertoire de l’art d’Haïti remontant aux premières figures historiques et fondatrices du Centre d’art de Port-au-Prince jusqu’aux plus récentes œuvres d’aujourd’hui.

Du sanctuaire vaudou aux galeries d’art, l’œuvre à destination cultuelle a surtout pris une valeur marchande. Le mode artistique actuel semble s’orienter vers la mise en valeur d’images supposées sacrées qui, dans leur contexte d’origine, étaient plutôt réservées aux initiés, car la transgression pouvait mener à toutes sortes de réactions terrifiantes.

Néanmoins, jouer avec les interdits, détourner les objets rituels comme le font bien des artistes contemporains, renvoie le marché de l’art, la mode et les tendances présentes, vers l’étrange et étonnante propension des humains à croire en une transcendance tout en s’en moquant. Est-ce l’avenir de l’art d’Haïti ?

Références citées :

Benoît, Catherine et André Delpuech, « Trois capitaines pour un empereur ! Histoires de Bizango », in Gradhiva, Musée du Quai Branly, n° 21, p.130-155.

Carlos A. Célius, 2015, « Création plastique d’Haïti », Dossier et « Quelques aspects de la scène artistique d’Haïti », in Gradhiva, Musée du Quai Branly, n° 21 p.104-129.

Le Clézio, J.M.G. Les musées sont des mondes, Paris, Gallimard, 2011

Remerciements à Laetitia Vagner et Reynald Lally

Michèle-Baj Strobel, Septembre 2020

AICA SC