3 Reflets dans des armures : Pays du Nord

Publié le 09 octobre 2020 par Albrecht

Les théories ne manquent pas sur le rôle du miroir dans l’art, sur la raison pour laquelle il s’est brusquement développé chez les primitifs flamands (conséquence technique de la peinture à l’huile, goût pour le détail et le réalisme, résurgence humaniste de l’antiquité), et sur le processus qui a vu apparaître quasi simultanément les reflets officiels dans un miroir bombé, et les reflets sauvages sur les casques ou les armures.

Plutôt que de reprendre ces théories impossibles à prouver sur un effet de mode dont il ne nous reste que des exemples épars, je propose ici un catalogue quasi exhaustif de ces exemples, classés selon la chronologie généralement admise.

Article précédent :  2 Le Bouclier-Miroir : scènes modernes

Van Eyck

On connaît les miroirs de sorcière de Van Eyck (Dans les Epoux Arnolfini ou dans le tableau disparu des Femmes aux bains). C’est aussi lui (ou son frère Hubert) qui a probablement inventé le procédé du reflet sur la cuirasse.

Les Trois Maries au Sépulcre
Hubert van Eyck, 1410-26, musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam

C’est ce reflet du paysage sur la cuirasse du soldat endormi qui semble être le tout premier conservé.


A mieux y regarder, il est plus complexe qu’il n’y paraît : il montre aussi le menton du soldat et son bras droit, avec même le reflet du reflet sur le canon d’arrière-bras.

Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier
Van Eyck, vers 1430, MET, New York

Le bouclier du soldat montre en contrejour le reflet de deux saintes Femmes, celle au foulard rouge et celle au foulard blanc.

Preimesberger [1] a proposé l’hypothèse que Van Eyck, dans ses différents reflets, se soit inspiré d’un texte de Pline. L’image du bouclier, notamment, y est convoquée pour parler des formes convexes :

Leur bizarrerie provient de la forme. Il importe beaucoup qu’elle soit concave comme une coupe, ou bien comme un bouclier de Thrace, que les parties centrales s’élèvent ou se creusent ; qu’elle soit oblique ou transverse, horizontale ou verticale. Ces circonstances font subir aux ombres qui viennent s’y projeter de nombreuses altérations.

Pline, Histoire Naturelle, livre XXXIII

Id evenit figura materiæ. Plurimumque refert concava sint et poculi modo, an parmæ threcidicæ , media depressa an elata , transversa an obliqua , supina an recta , qualitate excipientis figuræ torquente venientes umbras.


Les chevaliers du Christ (détail)
Van Eyck, 1432, retable de Gand

La cuirasse d’un des chevaliers du Christ fonctionne sur le même principe que le soldat des Trois Maries : reflet indistinct du paysage, reflet distinct des objets proches : à gauche manche verte à crevés festonnés, en bas lames de la braconnière. Dans le même ordre d’idée, un jeu graphique oppose le reflet proche de la bandoulière de l’écu, et le reflet cassé de la lance, tenue par le reflet flou du gantelet.


Plus bas, la genouillère affiche le même paradoxe du fractionnement de la lance


Saint Georges (verso du panneau de droite du Triptyque Sforza )
Atelier de Van der Weyden, vers 1460, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles.

Ce Saint Georges de Van der Weyden est sans doute assez proche d’un tableau perdu de Van Eyck, qui avait été acheté par le roi de Naples Alphonse le Magnanime, et ne nous est plus connu que par cette description :

« Une oeuvre très louée, où le cavalier est vu tout incliné « incumbensque penitus in hastam », laquelle lance il avait fichée dans la bouche du dragon, et la pointe, passée tout dedans, n’avait plus à traverser que la peau qui, déjà gonflée, faisait une bosse à l’extérieur. C’était vraiment à voir un bon cavalier, tellement en avant et forcé contre le dragon, que sa jambe droite se voyait presque sortant de l’étrier et ipso déjà ébranlée de la selle. Dans la jambe gauche, l’image du dragon se reflétait, aussi bien représentée dans le reflet de l’armes que dans le verre d’un miroir. Sur l’arçon de la selle apparaissait une tâche de rouille, qui, dans cette zone de fer poli, se montrait de manière évidente. Bref, le bon Colantonio a recopié tout ce tableau, de sorte qu’on ne puisse discerner le sien de l’original sinon pour un arbre, qui dans l’un était de róvola et dans la copie il il voulut en faire un châtaignier, dans une belle étude. Ce portrait est maintenant à Naples dans la garde-robe de la plus illustre dame duchesse de Milan. »

,,opera assai laudata, dove si vede lo cavalero tutto inclinato incumbensque penitus in hastam, la qual ipso avea fixa nella bocca del dragone, e la punta, passata tutta in dentro, non avea da passare se non la pelle, che già gonfiata, facea una certa borsa in fora. Era, ad vedere, il bon cavalero tanto dato avanti e sforzato contro il dragone, che la gamba dextra si vedea quasi fora della staffa e ipso già scosso dalla sella. In la sinistra gamba riverberava la imagine del dragone, così ben rappresentata in la luce delle arme come in vetro di specchio. In lo arcione della sella apparea una certa ruggia, la quale, in quel campo lucido di ferro, si monstrava molto evidente. Insomma lo bon Colantonio la contrafece tutta questa pittura, di modo che por si discernea la sua da l’archetipo se non in un albero, che in quella era di róvola e in questa costui ad bel studio la volse fare di castagno. Questo tale ritratto adesso è in Napoli in la guardarobba della illustrissima signora duchessa di Milano ».”.

 Lettre de Pietro Summonte à Marcantonio Michiel, 1524


Détail de l’arçon de la selle d’un des chevaliers du Christ, retable de Gand


La Madone au chanoine van der Paele (détail)
Van Eyck, 1436, Groeninge Museum, Bruges

Dans ces très célèbres reflets, la Vierge à l’Enfant apparaît multipliée sur les bosselures du casque, et on distingue Van Eyck tenant son pinceau sur la face argentée du revers du bouclier (j’ai consacré un article à tous les cas similaires : 2c Le peintre en son miroir : L’Artiste comme fantôme).

L’Arrestation du Christ
Van Eyck, 1422-24 ou Maître G, 1445-52, Heures de Milan-Turin, fol 24, miniature brûlée en 1904, photo Durrieu planche XV [2]

Cette miniature de très haute qualité a été attribuée au jeune Van Eyck, mais la tendance est actuellement de la dater d’une vingtaine d’années plus tard, après sa mort [3]. D’après cette photographie, seule trace qui nous reste, il semble que les reflets dans deux casques multipliaient la partie essentielle de la narration (le baiser de Judas à Jésus), et que d’autres reflétaient mutuellement les soldats [1]. Si c’est bien le cas, la sophistication de cet effet milite en faveur d’une date tardive


Van der Weyden

St Georges et le dragon
Van der Weyden, 1432-35, NGA, Washington

Ce Saint Georges a également été proposé comme copie lointaine du Saint Georges perdu de Van Eyck. La cuirasse suit en tout cas les mêmes principes que celle du chevalier du Christ : reflet proche du poignard et de l’arçon, reflet cassé de la lance.


Triptyque Sforza (détail)
Van des Weyden, vers 1460, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

De la braconnière à la cuirasse, le reflet passe du manche de l’épée à la main qui la manie, de la guerre à la prière.


Michel de Chaugy avec St. Michel (volet droit du retable d’Ambierlé )
Van der Weyden ou Maître d’Ambierlé, 1466, église d’Ambierlé

Le seul reflet distinct est ici celui du démon, que l’anamorphose rend encore plus hideux.


Memling

Memling est dans conteste le peintre qui a poussé le plus loin l’art flamand du reflet, et exploité toutes ses possibilités théoriques.

Le jugement dernier de Gdansk

La boule céleste

Jugement dernier (partie haute)
Memling, 1467-1471, Muzeum Narodowe, Gdansk

Le panneau central du Jugement Dernier de Gdansk comprend deux célèbres reflets. Dans la partie céleste, le Christ est assis sur l’arc-en-ciel, les pieds posés sur un globe en métal doré (sur cette iconographie, voir 6 Le globe dans le Jugement dernier). Il est entouré par les douze apôtres assis, devant lesquels sont agenouillés Marie et Saint Jean Baptiste.


Le reflet montre ces grands personnages aux deux bouts de l’arc en ciel, ainsi que l’ange en vert et l’ange en orange.
Au centre, Saint Michel est vu d’en haut avec sa lance et sa balance, dominant les morts qui ressuscitent et sont jugés : à gauche les Elus, à droite les Damnés. Cette image dans la boule suffirait presque à reconstituer la moitié inférieure du panneau.

La question de la balance

Jugement dernier (partie basse)

La lance dont Saint Michel se sert habituellement pour pourfendre le démon est ici transformée en une longue croix tenue en oblique, qui désigne comme damné le plus léger des deux prévenus : un diable l’entraîne déjà par les cheveux tandis que l’élu le regarde partir en priant. Le processus serait particulièrement inéquitable si les « prévenus » étaient tirés au sort deux par deux : il faut les comprendre non comme des individus particuliers, mais plutôt comme les personnifications de la Vertu et du Péché.

Saint Michel pesant la Vertu et le Péché, détail du Jugement Dernier
Rogier Van der Weyden, 1445-50, Hospices de Beaune.

C’est le cas dans le retable de Beaune, qui précède de quelques années celui-ci, et où sont inscrit de part et d’autre les mots Virtus et Peccata. On remarquera que la position des plateaux y est inversée, anomalie qui a fait couler beaucoup d’encre et n’a été expliquée que récemment :

« Dans le Jugement dernier de Rogier, la seule fonction de Saint Michel, qui tient la balance contenant un élu et une âme damnée, est de participer à l’acte de jugement du Christ. Bien que dans le sous-dessin, Van der Weyden ait représenté la balance avec l’âme sauvée descendant et avec l’âme damnée s’élevant, conformément à la tradition iconographique basée sur les mots «  « tu as été pesé dans les balances et trouvé léger » (Daniel 5 : 27), dans l’exécution en peinture, il a utilisé la variante iconographique où l’âme sauvée monte en direction du ciel et l’âme damnée descend, comme si elle s’enfonçait en enfer. En raison de ce changement, les mains et la balance de saint Michel miment les gestes de bénédiction et de damnation du Christ, avec pour effet d’optimiser la connexion entre le Christ et saint Michel. Memling n’était pas intéressé par ce parallèle: il a dessiné la balance en respectant le passage de la Bible et a transformé Saint Michel en un soldat actif et militant, portant l’armure sous sa cape et frappant l’âme damnée dans le plateau avec son bâton » [4]

Un reflet optimiste (SCOOP !)


Le reflet sur la cuirasse particularise deux personnages : la Vertu assise dans le plateau posé sur le sol, et un damné qui marche à quatre pattes.
Le plateau avec le Péché est hors-champ, absorbé par la courbure comme par le feu de l’Enfer , dont le manche de la croix masque l’entrée.

Diane H.Bodard [5] a remarqué que l’expulsion du Péché vers l’Enfer, au bout de la diagonale de la croix-lance, est réitérée par deux fois :

  • au bas du reflet sur la braconnière ;
  • au bas du reflet sur la cuirasse.

Ce même dispositif braconnière-cuirasse duplique le saint en le fractionnant :

  • la main qui tient la lance apparaît en haut à gauche du reflet sur la cuirasse,
  • la main qui tient la balance en haut à droite du reflet sur la braconnière.

Tandis que le reflet exalte le Saint et escamote la partie infernale, il développe la vue sur l’entrée du Paradis : un grand portail gothique flanqué à gauche par une tour romane.

Cette position semblerait à première vue une erreur, puisque le panneau gauche du triptyque montre la tour romane à droite du portail. Mais elle est en fait cohérente avec une conception panoramique dans laquelle il faut voir la cuirasse comme un miroir en relief, sortant en avant du plan du retable : le reflet reproduit l’ensemble comme un espace continu, et montre ce que le tableau ne montre pas, ce qui se trouve en avant de la balance : des morts sortant de terre, parmi lesquels le spectateur.

Ainsi le reflet est plus optimiste que le retable : il supprime le panneau Enfer et abolit la cloison entre l’espace du Jugement et celui du Paradis. Manière de confirmer au spectateur que la porte du Ciel lui est ouverte.


Diptyque de Marie au buisson de roses, avec Saint Georges et un donateur,
Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Comme dans le saint Georges du chanoine van der Paele, le reflet sur la cuirasse a pour but de nous convaincre  que les personnages sacrés et les personnages profanes (le peintre ou ici le donateur) cohabitent dans le même espace (au moins l’espace virtuel reconstitué dans le tableau).


Memling reprend les mêmes ingrédients à succès que dans le retable de Gdansk :
  • le reflet proche de l’épée,
  • le reflet plus lointain de la lance et du bras qui la tient ;
  • le reflet éloigné, mais encore discernable, du paysage et de trois des personnages.


En nous les montrant dans l’ordre inverse du tableau (donateur, vierge, ange à l’orgue), le reflet fait comme s’il inversait la position relative des objets : autrement dit comme s’il était faux. Il faut un peu de réflexion pour comprendre que, vu son emplacement latéral, la curasse reflète la réalité dans un ordre différent de celui qui apparaît au spectateur : le reflet est donc totalement fidèle.

En outre le donateur y apparaît en double position d’honneur : à la droite de la Vierge et sous l’église. La cuirasse du Saint a donc le pouvoir de montrer une réalité plus exacte encore que ce que voit le spectateur : le donateur accepté à l’intérieur du jardin clos de Marie.

Enfin le reflet résout ici une question théorique : en abolissant la frontière entre les deux panneaux, il nous prouve que celle-ci n’est plus, comme au tout début des diptyques de dévotion, la limite d’un espace profane rabattable sur un espace sacré. Mais une simple nécessité menuisière, une découpe purement conventionnelle dans une réalité continue. Sur d’autres exemples de diptyques continus chez Memling, voir 3.3 D’un livre à l’autre )


Panneaux 5 et 6, Châsse de Ste Ursule
Memling, 1489, Hôpital St Jean, Bruges

Les Romains ont demandé à leur allié Jules, roi des Huns, d’attendre Ursule et ses pèlerins à Cologne et de les mettre à mort.

Ces deux panneaux montrent Cologne depuis la rive orientale du Rhin (Bayenturm, St Severin avec les tours de St Maria Lyskirchen devant, Ste Maria im Kapitol, Gross St Martin et la cathédrale) dans une continuité spatiale : on voit la proue du second bateau à gauche du second panneau..

Il y a en revanche discontinuité temporelle :

  • dans le premier panneau Ursule reçoit dans ses bras Etherius poignardé à mort ;
  • dans le second Ursule, qui s’est refusée au Roi des Huns, est mise à mort.

Les reflets jouent un rôle d’amplification dramatique. Dans les deux scènes ils démultiplient les soldats : noter comment celui de droite est répliqué dans la cuirasse et dans la braconnière.


Le reflet central réduit la scène à l’essentiel : faisant disparaître les personnages accessoires, il laisse la Sainte seule face à son bourreau.


Triptyque de la Résurrection
Memling, 1490, Louvre, Paris

Le reflet illustre ici les trois fonctionnalités principales qui se sont dégagées, après cinquante années d’évolution de la peinture flamande :

  • intégrer le tout dans la partie : le reflet du Christ ressuscité dans le casque ;
  • relier les paries entre elles : le reflet du visage de l’autre soldat sur la cuirasse ;
  • résumer graphiquement l’ensemble : la Résurrection endort les soldats.


Autres peintres

A côté des trois grands (Van Eyck, Van der Weyden et Memling), d’autres artistes influencés par l’art néerlandais ont suivi la mode du reflet sur la cuirasse ou le casque. Je les présente ici chronologiquement (les artistes italiens font l’objet d’un article sépare, voir 4 Reflets dans des armures : Italie).

L’Arrestation du Christ
Maître de la Passion de Karlsruhe, vers 1450, Wallraf–Richartz Museum, Cologne

Dans les six panneaux sur la Passion du Christ réalisés par cet artiste profondément original [6], seul celui de L’Arrestation du Christ comporte un reflet significatif.

Mis en valeur et justifié par la torche allumée juste au dessus, le reflet révèle la nature démoniaque du soldat qui a perdu son casque.


Et aussi sa destinée inflammable, puisque son bonnet est de la même paille que la torche.

Saint Michel trionphe du démon


Bartolome Bermejo, 1468, National Gallery

Sur les aspects concernant le donateur dans cette oeuvre très commentée [7], voir 6-7 …dans les Pays du Nord.

Le reflet, contemporain de celui de Memling dans le Jugement Dernier de Gdansk (1467-71), sert ici encore à donner une image optimiste : celle de la Jérusalem céleste arrivant dans le ciel, après le Jugement dernier.

Comme l’a remarqué Diane H.Bodard, le reflet sert ici à inscrire dans le présent (la lutte de Saint Michel contre le Démon) une image du futur.

Triptyque de la Passion (volet droit) : Saint Adrien avec Adrienne de Vos, 2ème épouse de Donas de Moor
Maître de la Legende de Sainte Lucíe, vers 1475, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Il s’agit ici d’un reflet technique : manche de l’épée et cubitière. Mais aussi peut être un hommage à la spécialité de Saint Adrien, patron des fabricants d’armes et dont l’attribut est une enclume.


Triptyque du Buisson ardent (détail)
Nicolas Froment, 1476, Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

Dans le panneau central de cet immense triptyque, l’Enfant Jésus tient un miroir qui le montre avec sa mère au centre du Buisson Ardent.


Comme pour flanquer ce reflet parfait, circulaire et intentionnel, les volets latéraux montrent des reflets imparfaits, indéfinis et fortuits.

Dans le panneau gauche, le reflet de la tête de Saint Antoine sur la spalière spiralée de l’armure de Saint Maurice et, sur le canon d’avant-bras, le reflet du pommeau de l’épée.


Dans le panneau droit, les reflets des doigts de Saint Jean sur le calice de poison.

Portement de croix et voile de Sainte Véronique
Derick Baegert, 1477-78, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

De cette grande Crucifixion, seuls quelques fragments isolés ont été conservés. Le reflet sur le casque unifie comiquement les naseaux et le turban, et montre à droite les deux genoux du Crucifié.


Derick Baegert, 1477-78, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

De l’autre côté de la croix, cet autre fragment oppose le bon Centurion (celui qui a reconnu Jésus comme Dieu) à un oriental ratiocineur, mais aussi deux types de peinture : portrait et caricature.

Calvaire
Maître de 1477, 1477, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg

La même scène se traduit ici par la même opposition…


…qui s’augmente d’un troisième terme : le reflet, caricature de la caricature.

Autant le dialogue entre le Bon Centurion et le juif outrancier est un incontournable des Crucifixions allemandes de l’époque, autant l’idée du reflet est rare. Mitchell Merback [8], qui a consacré à la question un grand article théorique, n’en a trouvé qu’un seul autre exemple, chez un peintre d’Augsburg de la génération suivante.

S. Croce in Gerusalemme
Burgkmair , 1504, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg

« Les soldats anonymes qui se tiennent en face du Bon Centurion dans de nombreuses images de la fin du Moyen Âge étaient considérés comme les agents du blasphème, opposant leur volonté à celle de Dieu en refusant d’identifier Jésus au Messie. Dans la crucifixion d’Augsbourg, ce refus s’exprime par le geste. Dégradant ce que le Centurion exalte, l’horrible soldat juif désigne le bas de sa main de fer, se joignant à ceux qui exigent que Jésus démontre sa divinité en descendant de la croix (Matt. 27:40-42). Ce que le personnage exprime est la résistance à la connaissance transformatrice, la rébellion contre Dieu, le refus obstiné de « voir » dans la Croix quoi que ce soit d’autre qu’une immolation charnelle, donc, la répugnance à s’associer à la conversion du Centurion. » Mitchell Merback ([8], p 300)


« Et il y a plus… : un autre regard de jugement, celui qui est renvoyé au Juif par sa propre image. Ce doppelgänger spéculaire ne semble visible à personne dans la scène, encore moins à son homologue en chair et en os, qui regarde juste au-delà tout en souriant narquoisement au centurion. Et loin de mimer le sourire maussade du juif, comme nous l’avons déjà observé, cet Autre en miroir, scintillant sur la surface brillante, bouche bée, semble reculer d’horreur devant le spectacle qui s’offre à lui. Que voit le juif spectral dans cette réflexion métamorphique que le juif réel ne peut pas ou ne veut pas voir ? Que signifie le fait que le visage inversé exposé par le miroir, ce Moi « autre », connaisse la vérité sur le Moi qui l’ignore et le méconnait ? En supposant que Burgkmair ait emprunté le motif du reflet au Calvaire du Maître du 1477, et qu’il en ait saisi le potentiel réflexif en tant qu’image dans une image, qu’est-ce qui l’a poussé à le développer de cette manière particulière ? Il est tentant de n’y voir qu’une vanité picturale, ou un clin d’oeil antiquisant à ces masques grotesques qui décoraient les armes et les armures anciennes, une tête de Gorgone en repoussé transformée, pour ainsi dire, en un spectre animé qui se moque des vivants. Que Burgkmair ait pu aller au-delà de son propre milieu, en trouvant l’inspiration pour ce motif dans la tradition néerlandaise des reflets imbriquée, des couleurs à l’huile «auto-éclairantes» et des jeux picturaux sur les tropes classiques, est également concevable. » ([8], p 300)

Mais pour Merback, le reflet atteindrait ici une véritable profondeur théologique :

« Je soutiens que la cible morale de Burgkmair s’avère être cette partie «judaïsante» du Moi chrétien, le charnel ennemi de l’intérieur qui, par ses péchés incessants, trahit le Christ à ses ennemis, l’abandonne sur la croix et traite avec ingratitude son aimante miséricorde. La reconnaissance ratée de Dieu et la reconnaissance ratée de Soi se reflètent l’une l’autre et engendrent la même angoisse. » ([8], p 300)


Adoration des Mages
Geertgen tot Sint Jans, vers 1485, Narodni galerie, Prague

Dans le panneau de droite, l’armure de Saint Adrien (et partiellement son casque) reflètent la donatrice agenouillée et l’Adoration des Mages, derrière la haute silhouette de Balthazar : comme si le métal complétait le reflet indistinct et inversé de l’autre dispositif optique, la boule de cristal.


Francis de Chateaubriand présenté par Saint Maurice
Jean Hey, vers 1500, Glasgow Museums and Art Galleries

Ce fragment de retable illustre un second usage du reflet, celui de coller ensemble deux personnages : abrité sous le manteau de son saint patron, le donateur s’incorpore ainsi à lui de manière encore plus intime.


Saint Michel et le dragon
Anonyme, début XVIème, Art History Museum, Vienne

Ce reflet particulièrement ambitieux supprime le dragon, montre les deux bras de l’archange embrassant le paysage et, en haut, son visage inversé. Le tableau a donc pour but d’illustrer un « miracle » parfaitement naturel du miroir sphérique : en repliant sur lui tout ce qui se trouve autour, il reflète fidèlement ce qui est devant lui, mais retourne ce qui se trouve au-dessus.

Main tenant une sphère réfléchissante
Escher, 1935


Le Jugement de Cambyse
Panneau de gauche : La capture du juge corrompu Sisamnes
Gérard David, 1498, Musée Groeninge, Bruges

Le reflet sur le casque, ce vieux procédé que les peintres de Bruges se transmettent depuis Van Eyck, n’a ici pas d’autre ambition que d’expliquer et étendre la topographie du lieu, en montrant une autre face du portique.


Juan de Flandes

En 1496, cet artiste d’origine flamande devient peintre de la reine Isabelle la Catholique. Il va importer en Espagne la mode des reflets militaires, au point d’en faire un véritable signe de reconnaissance.

Les noces de Cana
Juan de Flandes, 1500-04, MET, New York

Ce panneau fait partie d’une série de 47 panneaux avec des scènes de la vie du Christ et de la Vierge, commandées par Isabelle la Catholique pour le château de Toro [9].


Le reflet y joue les deux rôles classiques :
  • expliquer la topographie, en montrant que le portique possède des colonnes frontales ;
  • expliquer la scène, en isolant le couple des jeunes mariés.


Retable de Saint Michel
Juan de Flandes, vers 1504, Musée diocésain, Salamanque

Il s’agit du panneau central d’un retable peint vers 1504 pour la niche du sépulcre de Don Diego Rodríguez de Isidro, dans la cathédrale de Salamanque.

Pour la première fois le reflet montre ce qui va devenir une véritable signature visuelle : une ville en feu vue à travers des colonnes. Tandis que le Saint Michel de Bermejo exhibait la face heureuse du Futur (l’arrivée de la Jérusalem Céleste à la fin de l’Apocalypse), celui de Juan de Flandes trahit sa contrepartie sombre : la destruction de Babylone.

La queue serpentine du monstre est intégrée dans le reflet sur le bouclier.


Juan Perez Casatus, 1587, copie, Musée diocésain, Salamanque

Sous les nuages ​​ noirs se cachaient des démons, effacés sur l’original, mais visibles sur cette copie : ces éléments maléfiques troublant le bleu du ciel confirment le rôle pessimiste que Juan de Flandes fait jouer au reflet flamand en l’adaptant au goût espagnol : exhiber le Mal qui règne devant le tableau.

Saint Michel et Saint François
Juan de Flandes, 1505–09, MET

Dans ce panneau au style très proche, peut être réalisé pour l’Université de Salamanque [10], le même reflet est appliqué de manière mécanique, sans y intégrer la lance ou la gueule du dragon.

Résurrection
Juan de Flandes, 1508, Museo Soumaya Mexico

Ce panneau, peut être été réalisé pour l’église San Lázaro de Palencia [11], montre sur deux des casques la même vision d’une cité en flammes.

Le Christ devant Pilate
Juan de Flandes, vers 1509, Retable majeur de la cathédrale de Palencia

Le portement de croix
Juan de Flandes, vers 1510, Retable majeur de la cathédrale de Palencia

Même reflet tragique sur les casques et les armures.

A noter que dans le Portement, le reflet reste braqué sur la Babylone virtuelle, alors qu’il pourrait être utilisé pour unifier le Christ et son bourreau.


Derniers reflets

Le Christ présenté au peuple
Quentin Massys, 1518-20, Prado, Madrid

Ce morceau de bravoure liminaire est un des dernier exemples du reflet à la Van Eyck, à visée à la fois panoramique et symbolique : il montre d’une part la ville hérissée de lances, et se focalise d’autre part sur le soldat qui relève le manteau du Christ, geste qui synthétise toute la scène de l’Ecce Homo.

La trouvaille visuelle est que c’est la face hébétée du soldat qui complète le reflet, se substituant au visage tragique du Christ : manière innovante de confronter la caricature au portrait.

Portrait de Sir Nicholas Carew
Hans Holbein Le Jeune, 1532-33, Drumlanrig Castle, Thornhill

Ce tableau illustre bien ce qui va rester du reflet après sa période de gloire : un procédé pour accentuer le relief, sans vocation panoramique ni profondeur symbolique : c’est essentiellement ce type de reflet technique qu’utiliseront les peintres italiens, auxquels l’article suivant est consacré.

Saint Georges et le dragon
Leonhard Beck, vers 1515, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Mais avant d’abandonner les peintres du Nord, versons au dossier cette image très germanique d’un Saint Georges combattant sous un burg.

Voyez-vous où est le reflet ?

Voir la réponse...

C’est l’ensemble de la composition qui fonctionne comme un reflet : la partie gauche (la princesse tenant en laisse son mouton, le cheval et le cavalier) montre de dos ce que la partie droite montre de face. Mons le dragon, qui a définitivement débarrassé le paysage.


Article suivant : 4 Reflets dans des armures : Italie

Références : [1] Preimesberger, « Zu Jan van Eycks Diptychon der Sammlung Thyssen-Bornemisza », Zeitschrift für Kunstgeschichte Bd. 54 (1991) S. 459-489 https://www.slideshare.net/guest94b484/van-eyck-german [2] Paul Durrieu, « Heures de Turin : quarante-cinq feuillets à peintures provenant des Très belles heures de Jean de France, duc de Berry » https://archive.org/details/gri_33125003453699 [3] Carol Herselle Krinsky « The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution » https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/ [4] Bernhard Ridderbos and Molly Faries « Hans Memling’s Last Judgement in Gdańsk: technical evidence and creative process » Oud Holland 130 (2017), no. 3/4, pp. 57-82 https://www.academia.edu/36604996/_Hans_Memling_s_Last_Judgement_in_Gda%C5%84sk_technical_evidence_and_creative_process_Oud_Holland_130_2017_no_3_4_pp_57_82 [5] Diane H.Bodard, « Le reflet, un détail-emblème de la représentation en peinture » dans Daniel Arasse, Historien de l’Art, Editions des Cendres, INHA, 2010
Conférence lors du colloque Arasse 2006 : http://web.archive.org/web/20130124215624/http://www.savoirs.ens.fr/diffusion/audio/2006_06_08_bodart.mp3 [6] https://de.wikipedia.org/wiki/Meister_der_Karlsruher_Passion [7]
https://www.nationalgallery.org.uk/exhibitions/past/bartolome-bermejo/in-detail-saint-michael-triumphs-over-the-devil
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/bartolome-bermejo-saint-michael-triumphs-over-the-devil [8] Mitchell Merback,  « Recognitions: Theme and Metatheme in Hans Burgkmair the Elder’s « Santa Croce in Gerusalemme » of 1504″, The Art Bulletin , September 2014, Vol. 96, No. 3 (September 2014), pp. 288-318 https://www.jstor.org/stable/43188882 [9] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436801 [10] Colin Eisler « Juan de Flandes’s Saint Michael and Saint Francis » The Metropolitan Museum of Art Bulletin New Series, Vol. 18, No. 4 (Dec., 1959), pp. 128-137 https://www.jstor.org/stable/3257823?seq=1#metadata_info_tab_contents [11] https://es.wikipedia.org/wiki/La_resurrecci%C3%B3n_de_Cristo_(Juan_de_Flandes)