Les références Sophie ou la vie élastique d'Ariane Dreyfus sont importantes. Et celles-ci sont pour ainsi toutes lisibles et données pour opérer à une ouverture du sens. Jamais, elles ne sont masquées.
Bien évidemment, c'est d'abord l'imaginaire de la Comtesse de Ségur qui est convoqué. Avec principalement Sophie de Réan et son cousin Paul, mais aussi Mme de Réan, Mme Fichini, Mme de Fleurville, Camille, etc. Cependant Ariane Dreyfus précise en fin d'ouvrage que le " livre n'existerait pas sans le film de Christophe Honoré, Les Malheurs de Sophie " et que le titre de l'ouvrage n'aurait pas été celui-ci " sans le bel article " (p.105) que Johan Faerber a consacré au film sur le site Diacritik. Et les références de ne pas s'arrêter là. Puisque régulièrement et d'une manière toujours précisée (pp.101-102), ce sont Cocteau, Colette, Sandro Penna, Guillevic, Vladimir Holan, Yosa Buson qui constituent l'arrière-pays de ce qui se donne à lire.
Et ce qui se donne à lire est un livre mouvant, qui permet au récit de toucher à ce qui agrandit le rapport à ce qu'on peut le réel, c'est-à-dire tout ce qui échappe aux mots.
C'est une grande constante d'Ariane Dreyfus de passer par l'univers des contes pour non pas les réécrire mais pour se les approprier et faire passer ce qui tremble en eux dans le poème. C'est peut-être dans ce sens qu'il faut entendre l'épithète " élastique " du titre. Avec ce qu'il dit de tension et de détente.
Sophie n'est pas seulement le rappel du personnage de la Comtesse de Ségur mais celle qui actualise - si ce verbe est possible - le regard sur le monde. C'est d'ailleurs ce qui fait le chemin du premier poème " Sans crier " (pp.7-8). Il passe de " J'hésite, je te regarde, chemin qui ouvre le parc / Tu es si pâle, " à " J'hésite, je regarde " pour aboutir au " plaisir de courir sur le chemin crissant ! " Le regard entraîne le mouvement comme une vie plus forte.
On comprend alors que le dernier poème du livre, un vers disposé en stichomythie comme au théâtre, soit : " Je sais que j'ai vécu et que je vivrai encore " (p.101). Et bien sûr c'est sans ponctuation que se lit ce départ du livre qui corrobore tout son sens de l'ouvert. On se souvient d'ailleurs qu'Ariane Dreyfus a écrit un livre qui magnifie cette ouverture et qui s'appelle La terre voudrait recommencer (Flammarion, 2010).
Evidemment, Sophie ou la vie élastique permet une plongée dans l'univers de l'enfance, dans le rapport aux objets - la poupée, le globe terrestre -, aux animaux - chiens et chats - et plus largement à tout ce qui environne l'enfant.
Et, le récit conduit toujours à des interrogations, des béances voire des violences que le poème affronte.
Ainsi le poème " La belle décision " (pp.49-51) permet d'assister à l'enterrement de la poupée. Et si les enfants d'une certaine façon miment ce qu'ils voient des grands, cet enterrement, dans sa simplicité, dans sa légèreté fait toucher à la métamorphose de l'instant. Paul et Sophie finissent par se lancer " De l'eau toute fraîche à la figure " et " C'est le moment de remonter / À reculons main dans la main // Très lentement car la journée ne reviendra pas ". Dans cet instant saisi, c'est toute la force de la vie qui surgit.
Cette vision trouve , d'ailleurs, son écho, vers la fin du livre, quand Sophie découvre, dans " Le dernier acte " (p.86-87), que " la petite barque de la mort [...] n'a pas navigué ". Et le rapport au temps de se préciser, avec des mots qui suspendent presque la lecture grâce, notamment, aux découpages des vers : " Ainsi la poupée aura passé l'hiver / Les yeux au ciel comme aux nuages / Aura passé le temps ".
Les récits de ces poèmes, sans cesse renouvellent cette sensation. Il y a une sorte d'instantané qui surgit, qui se fixe dans la narration et devient poème. C'est aussi ce que nomme " C'est là " (p.71-73). Marguerite et Sophie ont découvert des bébés hérissons qui ont été noyés. Il faudrait sauver celui qui semble encore en vie. Mais " Sophie peu à peu / devient une pierre brûlante " et sa décision va être " Un grand bâton / Il faut lui enfoncer la tête pour qu'il meure plus vite ".
Ce qui se dessine ici, dans un rythme très simple, ce n'est pas autre chose que l'urgence du rapport de la mort à la vie ou plus exactement la complexité de ce rapport. Il est comme offert par le poème et il saisit à la lecture.
Si l'on tient compte des références qui font l'arrière-pays de l'ouvrage, on constate à quel point le rapport au mot est, dans Sophie ou la vie élastique à l'écoute toujours forte de ce que la nature offre. On peut ainsi mentionner le haiku de Yosa Buson (p.79) : " Un coup de hache / L'odeur surprend / Arbres d'hiver ". Ainsi ce livre conduit si ce n'est à la liberté, du moins à une vie qui dépasse toutes les entraves que certains pouvoirs assènent.
Alexis Pelletier
Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral, 2020, 112 p., 12€
Extrait
Le dernier jour avant le premier
Ce n'est pas comme un livre qui se laisse ouvrir
Sophie tourne autour de la statue, une femme
Nue en train de recouvrir un immense vase
Couché lui aussi
Plus bas la fontaine
Se répand entre deux bouquets de fougère,
Surtout le bruit de l'eau qui rencontre l'eau
Comme noyées qui respirent et ressortent
Sophie regarde la source reprendre gorge, le ciel
Si on tourne autour de lui, il change,
Le beau visage de la femme immobile
Mais non ses genoux blottis l'un contre l'autre
S'appuyant des deux mains sur la pierre
Sur la mousse collée à elle
Comme on fait sa demeure
Comme on fait quoi ?
Mufle posé sur ses pattes éternellement croisées
Il dort
Les yeux clos et les narines ouvertes dans l'ombre
Sophie caresse lentement le lion gris et usé
Tu sais je vais partir loin de toi