Une chose qui nous épuise, c'est choisir. Le poids du fardeau de la liberté nous mine en permanence, sans même que nous en ayons une claire conscience. Chaque instant, mille choix, problèmes, dilemmes, conflits, milles antagonies qui font autant d'agonies. Pourtant, rares sont les choix qui se font, "en nous", avec notre concours conscient. La plupart des décisions se prennent à des niveaux de conscience indistincts, non aperçus. Cependant, même cela est trop.
Alors, nous prenons parfois refuge dans une politique qui consiste à choisir de ne pas choisir. Mais c'est encore choisir. Rester sur le quais, à l'écart, demande un effort. Semblable stratégie ne permet pas d'échapper à l'épuisement. Parfois aussi, l'on se rassure en se justifiant par les doctrines du moment. Les uns se mettent à croire que l'univers obéit à leurs désirs, les autres veulent choisir qu'il n'existe aucun choix et que - formule étonnante - "il n'y a personne pour choisir". Bien sûr, chacun de ces... choix comporte sa part de vrai. Il y a en moi un lieu de toute-puissance, un lieu sans déchirure, un lieu où tout est agit sans effort aucun. Mais je suis une personne, un rien dans un cosmos infini. Cela, aucune expansion ne pourra l'effacer.
Ce lieu est ici, plus évident que n'importe quel choix, et pourtant qui échappe à tout choix. C'est le seul choix véritablement reposant : choisir de m'en remettre à ce lieu, en moi, qui peut tout choisir sans effort. Je ne prétends pas que cela supprime tout effort, ne serai-ce que parce que la coïncidence avec ce lieu n'est pas possible toujours. Mille habitudes, innées et acquises, l'empêchent. Il y aura toujours quelque résistance à la grâce. Mais du moins, j'y trouve un repos. Et bien plus, toujours plus que ce que je saurais dire. Et même, je sens bien que ce que je sens distinctement, n'est que peu au regard de ce qui m'est donné.
Je me sens appelé à vivre selon cet encouragement prodigué par la Déesse :
"Que (l'adepte) boive, l'âme contente,guidée et encouragée par l'énergie qui va toujours plus loin.
Il n'a absolument pas à examiner
si ce qu'il offre à son corps [litt. "son chakra"] (est pur, bon, etc.).
Qu'il mange et jouisse sans choisir !" (MBT, YKh (1), VI, 50-51)
"Sans choisir" traduit nirvikalpena, expression cruciale dont j'évoque depuis des années la difficile, voire l'impossible, traduction. On la rend le plus souvent par "sans concept". Mais cette traduction est le plus souvent mauvaise, car elle fait penser à quelque chose d'abstrait, alors que nirvikalpa signifie "sans hésitation", sans réaction de dégoût, "sans jugement" dirait-on peut-être dans le jargon du jour. Sans choix, donc sans rien exclure. En vivant, non pas "en (pleine) conscience" (je frémis rien qu'à écrire ces mots, pionniers de la société de surveillance, lugubres messagers de la nouvelle moraline), mais en laissant vivre la vie à travers soi. Ni plus, ni moins. C'était le test traditionnel de la non-dualité. Un rictus, et vous étiez recalé.
Mais la beauté du "shivaïsme du cachemire", "Nectar de la Lune Transmis en sa Marche Fraîche", de l'un de ses vrais noms, est d'avoir extrait le nectar de tout ces coutumes, un peu rigides malgré leur volonté de fluidité. Car la véritable souplesse, c'est d'épouser l'absolu. L'absolue exigence de la beauté bonne qui nous est donnée depuis les premières Lunes. L'insigne honneur de devoir adorer le tout-haut dans ses toutes-basses clartés.
C'est cela que proclament Utpaladeva, Abhinavagupta, Kshemarâja et les autres, tous poètes, bien sûr. Voilà pourquoi il est si difficile de traduire Abhinavagupta ("Toujours nouveau et (pourtant) caché") : il n'écrit pas des "manuels", ni des "commentaires". Il vomit cette lave ardente qui, en nous brûlant, peut seule nous rafraîchir. Sanderson dit qu'il est un écrivain ambitieux. Je dirais même plus. Envahi par la pulsion de dire ce qui ne peut l'être, il est devenu fou. Voilà ce que fait l'absolu. L'écorce tombée dans l'abîme de sel, devient sel. Et voilà tout. L'ombre disparaît dans la lumière. Et voilà tout. Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra. Qui la donnera, la trouvera, vivante comme un troupeau de cabris. Voilà pourquoi le "manuel" d'Abhinava pour le Trika (le Tantrâloka, la lumière aveuglante des tantras) est si déroutant. La main veut le prendre (puisque c'est un manuel), mais la matière est trop fluide (puisque c'est liberté). Le rituel qui relie ne peut être congelé pesé emballé marchandisé. Non. Et pourtant, il l'est. Elle est maline, la vie.
Vivre sans choisir ?