Y a-t-il attestation plus certaine qu’un jour nous avons été heureux ? Que le temps n’est pas toujours à la peine, et que l’existence a ses moments de paix ? Les photos, nous faisant osciller entre espoirs et regrets, sont plus que des images, ce sont des instantanés, parfois de véritables clichés du bonheur, pris sur le vif, sans trucage ni falsification. Il n’y a pas plus réaliste que cette restitution momentanée du passé.
Mais qui, en même temps, n’a pas été pris de doute, n’a pas parfois ironisé à propos de la valeur de ces souvenirs et de leur authenticité ? Le passé revient en images, et pourtant elles semblent mentir. Elles restituent en déformant, en embellissant, en transfigurant. Que se passe-t-il ? Les photos-reflets sont des miroirs grossissants, mensongers. Peut-être serrent-elles le cœur parce qu’elles font rêver davantage à ce qui précisément ne s’est pas passé…
Ce qui n’est jamais arrivé en effet, c’est cette sorte d’état d’insensibilité dans lequel un être s’apparaît toujours au passé. Car il y a une chose qui ne peut être représentée, c’est sa volonté, ce qui à chaque moment de l’existence ouvre un désir, crée une attente, emplit de troubles et asservit le sujet. Le passé semble toujours plus radieux parce qu’alors chacun s’apparaît affranchi, délivré, comme dit Schopenhauer, de cet infini torrent du vouloir, de cette oppression humiliante de la volonté…
L’individu oublie au présent les volontés, aujourd’hui remplacées par d’autres, qui l’enchaînaient dans le passé, et c’est ainsi qu’il croit toujours être plus heureux avant qu’après. Il n’a plus que le souvenir objectif en tête, et le mensonge de l’image passée consiste alors à masquer la dimension subjective de toute réalité éprouvée.
La grande manière au présent de se délivrer de sa subjectivité, c’est de contempler toutes ces images en esthète : non pas retrouver ce qui fut bon, mais chercher ce qui par-delà le temps reste beau.