" Je restais plantée devant la glace. Je pensais vaguement que j'aurais pu avoir une vie différente ; j'aurais pu m'habiller, m'exhiber, connaître les petits plaisirs de la vanité ou les grandes fièvres des sens. C'était trop tard. Et soudain, j'ai compris pourquoi mon passé me semble parfois celui d'une autre ; c'est à présent que je suis une autre : une femme de trente-neuf ans, une femme qui a un âge !
J'ai dit à voix haute : " J'ai un âge ! " Avant la guerre, j'étais trop jeune pour que les années me pèsent ; ensuite pendant cinq ans je me suis tout à fait oubliée. Je me retrouve pour apprendre que je suis condamnée : ma vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je l'entrevois au fond du miroir ! Oh ! je suis encore une femme, je saigne encore chaque mois, rien n'est changé ; seulement maintenant, je sais. Je soulève mes cheveux : ces stries blanches, ce n'est plus une curiosité ni un signe : un commencement ; ma tête va prendre, vivante, la couleur de mes os. Mon visage peut encore paraître lisse et dru, mais d'un instant à l'autre, le masque va s'effondrer, dénudant des yeux enrhumés de vieille femme. Les saisons se recommencent, les défaites se réparent : mais il n'y a aucun moyen d'arrêter ma décrépitude. " Il n'est même plus temps de m'inquiéter, pensais-je en me détournant de mon image. Il est trop tard même pour les regrets ; il n'y a qu'à continuer."... "
Simone de Beauvoir : extrait de "Les Mandarins Tome 1" Éditions Gallimard, 1954extrait d' interview de Simone de Beauvoir sur la vieillesse :