Critique du Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust, vu le 30 septembre 2020 au Théâtre Marigny (par la Troupe de la Comédie-Française)
Avec Claude Mathieu, Anne Kessler, Éric Génovèse, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Lafitte, Rebecca Marder Rachel, Dominique Blanc, Yoann Gasiorowski, et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française Aksel Carrez, Mickaël Pelissier, Camille Seitz, Nicolas Verdier, et Romain Gonzalez
J’avais hâte, infiniment hâte de retrouver la Troupe de la Comédie-Française après cette trop longue pause – bien qu’ils nous aient évidemment régalé avec La Comédie continue ! tout au long du confinement. J’étais heureuse aussi de retrouver le travail d’Honoré qui m’attire et m’intrigue mais m’avait laissée de côté dans le spectacle qu’il avait créé à l’Odéon il y a 1 an et demi. Ce soir le schéma s’est reproduit. Comme la dernière fois que j’ai voulu voir un Christophe Honoré, je ne me suis pas sentie conviée à la fête. Je n’ai pas connu les années Sida et n’ai pas lu les auteurs à qui il rendait la vie dans Les Idoles. Brisons un autre tabou dès maintenant. Je n’ai pas lu Proust. Et je n’ai pas su apprécier le spectacle. Ma complice de toujours, elle, qui était bien au fait, a passé une excellente soirée.
Comme j’aime nos échanges après les spectacles que nous voyons et qu’ils sont rarement en désaccord, j’ai voulu vous faire profiter des deux points de vue. D’un côté, le mien, novice totale dans le monde Proustien, persuadée que Palamède de Charlus était un compte Twitter et ne connaissant de La Recherche qu’une vague histoire de Madeleine. De l’autre, ma complice, agrégée de lettres classiques et ayant savouré à de nombreuses reprises la plume de Proust qu’elle place pas loin de son podium des auteurs français – elle ne comprend d’ailleurs pas pourquoi, ayant tenté à plusieurs reprises cette lecture, l’œuvre m’est tombée des mains. Ses commentaires à mes réflexions seront proposés en mauve dans le texte.
Résumer le spectacle me semble une épreuve difficile. On suit Marcel, le narrateur, dans ses pensées et ses fréquentations mondaines qu’il multiplie au fil de la pièce, désireux de fréquenter le salon de l’hôtel de Guermantes où il a emménagé quelques temps plus tôt. On y croise donc les mêmes personnages que lui, la Duchesse de Guermantes qu’il a complètement fantasmée, son mari Basin, homme on ne peut plus mondain, et autres Comtesses et Princesses habituées de ces lieux. Et petit à petit, si j’ai bien compris, on devrait un peu désillusionner.
Honoré a taillé une petite carotte dans La Recherche : le salon Guermantes, ses membres parfois hauts en couleur, ses mondanités, ses conversations littéraires, sa vacuité, son antisémitisme – l’affaire Dreyfus est dans toutes les conversations. Marcel est effacé, il écoute, passe de l’un à l’autre. Sa grand-mère agonise et meurt (Claude Mathieu, sur écran), contrepoint cru et violent au monde Guermantes (le seul, avec la relation orageuse Saint-Loup/Rachel).
© Jean-Louis FernandezJ’ai compris assez vite que ça allait être compliqué. Plutôt séduite visuellement par le début du spectacle, mon intérêt a été mis à rude épreuve des l’une des premières scènes du spectacle sur l’art militaire. Je sentais que la langue me faisait de l’œil mais je sentais aussi à quel point j’étais loin de ce qu’il se passait sur scène. Impossible d’écouter, impossible d’accrocher, impossible d’apprécier. J’ai donc pris mon mal en patience et mis dans un premier temps cette scène de côté, désirant me raccrocher à l’intrigue principale et le souhait de Marcel de se rapprocher de Guermantes. Apres tout, ce n’était que ma première désillusion.
Moi, c’est vrai que j’ai passé une très bonne soirée, après un début difficile : Stéphane Varupenne (Marcel) chante Cat Stevens, il est un peu sur le fil… La deuxième scène, plateau plongé dans l’obscurité avec un seul brasero, voit Saint-Loup (Sébastien Pouderoux) débiter une longue tirade sur la beauté abstraite de la stratégie militaire. Christophe Honoré ne nous ménage pas… Mais dès la présentation de Marcel aux Guermantes, ça a pris, je n’avais plus besoin de « m’accrocher », j’étais dedans. L’immense plateau de l’éblouissant théâtre Marigny évoque le hall sompteux d’un splendide haussmannien, ou d’un palace, mais il est surtout ouvert à la circulation très fluide des acteurs, entre lesquels un perchiste se déplace avec son micro, apportant aux voix des reliefs différents, ce qui donne au spectateur l’impression d’être comme Marcel, plongé dans un milieu dont il saisit des bribes. Les scènes de groupe donnent une impression de naturel qui est le comble de l’art. Très impressionnnant – je n’avais jamais vu auparavant de mise en scène d’Honoré.
En fait on ne peut pas vraiment parler d’intrigue. Le roman tel que je me l’imagine est un tel fleuve que l’adapter est impossible. Ce sont donc des bribes, comme des photos, des instantanés qui nous sont proposés. Mais pour apprécier une photo c’est toujours mieux de connaître le contexte et qu’est ce qu’il m’a manqué ! S’il m’était difficile de comprendre les situations, les enjeux, les relations entre les personnages, la tache ne m’a pas vraiment été simplifiée par la langue employée dans le spectacle. Figurez-vous perdu dans un univers inconnu, entouré de personnages étrangers qui parlent un langage que vous ne comprenez pas ! Oui, vous voyez bien de quoi je parle, la langue de Proust, celle qui a déjà découragé plus d’un lecteur enhardi. Si je laissais parler mes vieux démons, je lâcherai cette phrase : « Ce n’est pas du théâtre ! » Aujourd’hui, j’espère avoir un peu grandi, et je dirai simplement que c’est une langue que je comprendrais bien mieux écrite que parlée, et que je ne peux digérer sans l’avoir mâchée un peu au préalable. Elle m’a titillé l’oreille et ma donne envie d’essayer encore le roman, mais mon cerveau y est resté bien imperméable. Je ne connectais pas.
C’est évident : comme c’est impossible d’adapter La Recherche (Honoré le dit dans la bible), il a pris le parti d’évoquer des personnages, comme des ombres venues du monde des morts. Mais ces personnages ne peuvent être reconnus que quand on les a déjà rencontrés : malgré tout le talent d’Éric Genovèse, qui n’a pas lu le roman ne peut pas saisir grand-chose du personnage de Legrandin, par exemple. Même chose pour Françoise (Julie Sicard, qui n’a que quelques répliques), pour Bloch (Yohan Gasiorowski). Et la scène culte de l’annonce par Swann de sa mort manque tellement d’arrière-plan, (Swann, Loïc Corbery, surgissant de nulle part à la fin du spectacle) que l’émotion ne s’installe pas vraiment, même pour les « proustiens ».
Évidemment les comédiens sont formidables et je n’ai rien à leur reprocher. Leurs compositions m’ont aidée à mieux cerner les personnages et je les en remercie : la futilité de Basin est merveilleusement interprété par Laurent Lafitte, Serge Bagdassarian est un Palamède de Charlus absolument divin en grande drama queen, les minauderies de de la Comtesse de Marsantes sont délicieusement insupportables quand ils prennent les traits d’Anne Kessler. Les morceaux de bravoure laissés à chaque personnage nous permettent aussi un tête à tête bienvenu pour mieux les saisir. Mais, pour moi, c’est comme saisir le rien. Les personnages sont si bien dessinés, la direction d’acteur est telle que c’est comme si je humais leur odeur mais que je ne pouvais ni goûter leur saveur, ni voir leur couleur, ni entendre leur musique. Avec un seul sens pour les comprendre, autant vous dire que j’évolue quasiment à l’aveugle dans l’histoire, les relations qui les relient et les personnalités de chacun. On ne me laisse pas le temps de comprendre qui ils sont. Mais comprendre n’est probablement pas la préoccupation du metteur en scène.
Les acteurs sont à leur meilleur (avec une réserve sur Pouderoux, toujours un peu fade). La dimension satirique et comique de Proust est bien présente. La salle rit à ces moments-là. Laurent Laffitte n’est jamais meilleur que dans ce genre de personnages médiocres et contents d’eux, Serge Bagdassarian est absolument grandiose, Florence Viala en dinde à tête couronnée est parfaite, Gilles David un Norpois idéal. Elsa Lepoivre rayonne (presque trop !) en duchesse de Guermantes, on comprend la fascination de Marcel ; l’actrice la rend touchante : elle cherche une authenticité, elle fait passer une insatisfaction. On aimerait que cette espèce de chagrin soit plus marqué, on aimerait de façon générale que ce monde-là soit un peu plus âpre, que le brillant sente davantage le toc. Cela viendra peut-être au fil des représentations.
© Jean-Louis FernandezJe ne sais pas si Christophe Honoré a pensé à nous, les non initiés. J’ai mis plusieurs scènes à comprendre que Basin était l’époux de la Duchesse de Guermantes. J’étais perdue. Je m’accrochais à la musique. Aux ambiances. Heureusement Honoré ne s’est pas attaché uniquement au texte. Il nous a laissé quelques autres portes d’entrées pour saisir ce qui nous est montré. Ainsi la scénographie nous montre-t-elle la Duchesse de Guermantes sous deux lumières bien différentes, prolongement certain de la pensée de Marcel que je n’ai pu saisir. Ainsi les costumes appuient-ils certains traits des personnages, soulignent leurs lubies, leur désir d’apparence. Ainsi la musique, sa tonalité, sa cadence me permet-elle de percevoir les changements de rythme, les avancées, les interrogations du personnage. C’est déjà ça, mais c’est encore trop peu.
Honoré installe, par les inserts musicaux et certains costumes, une atmosphère année 70, un peu Loulou de La Falaise, années Palace, mais c’est peut-être déjà une référence trop pointue ; je ne suis pas sûre que cela puisse rapprocher l’histoire des spectateurs les plus jeunes. Mais cela rend au moins le spectacle plus agréable pour eux.
J’écris ce papier sans animosité quelconque. Je sais que j’ai déjà pu être plus agressive par le passé et j’espère n’avoir pas donné cette impression à travers ce papier. Je ne suis ni énervée, ni vraiment critique. Je suis plutôt frustrée voire même vexée de n’avoir pas été de la fête. Si j’avais voulu être démagogique, j’aurais reproché à Honoré de ne s’adresser qu’à une élite dans un Théâtre chargée d’une mission de service public. Mais je veux être honnête, et sa proposition, si elle risque d’en laisser beaucoup sur le côté, n’en est pas snob pour autant. Son spectacle est fait avec une telle simplicité, un tel amour de la langue, une telle direction d’acteurs que je ne peux que m’incliner et m’en retourner déçue. Et me dire que moi aussi, je lirai Proust.
C’est un spectacle, qui malgré tout, choisit son public, divise la salle en deux groupes : ceux qui connaissent déjà l’univers de La Recherche et ceux qui le découvrent à la fois superficiel et opaque. Un peu snob donc, le plaisir que j’y prends : le plaisir de sentir remonter en soi tout un pan du roman à partir d’une réplique, d’une mimique. La satisfaction « d’en être ». Ce plaisir, je ne l’ai pas boudé, mais il est un peu impur. Est-ce cela que visait Honoré ?
© Jean-Louis Fernandez