Céphalophore. À en perdre la tête ?
Tobie Nathan
Ce mot obscur désigne un martyr chrétien portant sa tête – siège supposé du Moi – dans ses bras. Une tradition ressuscitée par les récents projets de greffe chirurgicale du crâne ?
Où se situe le Moi ? Les Grecs de l’Antiquité pensaient sans doute qu’il se trouvait dans cette membrane séparant le souffle des humeurs digestives, le diaphragme – qui se dit dans leur langue phrenos et dont nous avons tiré des mots savants tels que la schizophrénie (littéralement : « l’âme clivée »). Les Hébreux préféraient le souffle, roua’h, un « vent » qui désigne aussi « l’âme » – d’où le fameux nefesh roua’h, « le souffle de vie » que Dieu insuffla à son Adam d’argile. Les Bamiléké du Cameroun, eux, situent probablement le Moi dans le crâne qu’ils conservent pieusement après le décès de l’un des leurs, à qui ils offrent prières et libations et qu’ils invitent à parler au cours de cérémonies. Le catholicisme médiéval nourrissait sans doute la même conception, lui qui regorge de crânes qui parlent. Saint Just enfant, par exemple, décapité près de Beauvais sur ordre du tyran Rictovar, se redresse, ramasse sa tête, et celle-ci se met aussitôt à prier Dieu. Quant à la passion de saint Denis, elle va plus loin encore, puisque le premier évêque de Paris – décapité au mont de Mars devenu du coup mont des Martyrs (aujourd’hui Montmartre) – prend sa tête dans ses bras et s’en va clopinant jusqu’au lieu qu’il se désigne pour sépulture, là où s’élève actuellement la basilique de Saint-Denis.
Étonnamment, les recherches scientifiques les plus hardies semblent puiser leurs concepts dans les épisodes mythologiques les plus fous ! Un célèbre neurochirurgien italien, Sergio Canavero, avait déjà annoncé en 2017 qu’il réaliserait la greffe de la tête d’un homme rendu paraplégique par une amyotrophie spinale sur le corps sain d’un homme en état de mort cérébrale. Il serait ainsi parvenu à faire parler une tête après l’avoir tranchée. Pour lui, l’être qui en sortirait serait le titulaire de la tête (et non pas du corps), validant les présupposés du Moyen Âge. Mais Valery Spiridonov, le volontaire, avait entre-temps renoncé, conscient d’avoir une chance minime de survivre à l’opération.
En 2019, associé à Ren Xiaoping, un collègue chinois, Canavero a fourni de nouvelles preuves de sa capacité à traiter les lésions irréversibles de la moelle épinière, progrès qui lui permettraient, dans un avenir proche, de réaliser la première greffe de tête humaine. Le médecin italien, habitué des coups médiatiques, agace la profession. Certains, qui le prennent néanmoins au sérieux, au moins du point de vue technique, s’inquiètent des conséquences éthiques de telles avancées. Le chirurgien britannique Bruce Mathew a ainsi déclaré qu’en laissant Canavero pratiquer ses expériences à la Frankenstein, on ouvrait la voie à la poursuite de l’immortalité. Tout en prenant le risque de voir réapparaître les riches prévoyants ayant pris soin de cryogéniser leur tête avant de partir.
Canavero a évalué le coût d’une telle greffe à 100 millions de dollars, l’opération nécessitant par ailleurs la présence de pas moins de 150 chirurgiens. Saint Denis avait gagné l’immortalité à moindres frais !
À lire
Charles-Henry Pradelles de Latour, Le Crâne qui parle. Ethnopsychanalyse en pays bamiléké (Epel, 2e édition, 1991).
Claudio Galderisi, « Le “crâne qui parle” : du motif aux récits. Vertu chrétienne et vertu poétique », in Cahiers de civilisation médiévale, n° 183, juillet-septembre 2003, pp. 213-231.