Nous maudissons sans cesse les choses : le mauvais temps, l'excès de chaleur, la maladie, la malchance, cette chienne de vie. Sans oublier l'humanité et les autres.
Or, que nous puissions nous mettre en colère contre les autres, cela paraît banal et sensé, à défaut d'être juste, car nous pouvons leur parler, nous disputer avec eux, et surtout, nous pouvons ne pas être d'accord. Donc la haine concerne les rapports entre personnes, entre êtres doués de conscience.
Mais à quoi bon maudire une pierre contre laquelle notre pied a tapé ? Pourquoi lever le doigt contre la pluie, qui ne veut rien, qui n'a aucune opinion ?
Pourtant, cela est courant. Maudire, même en passant, même avec humour, la pluie, les nuages, tel arbre qui ne se trouve pas au bon endroit...
Je ne dis pas cela pour dire qu'il ne faut pas juger ainsi, car ce serait demander l'impossible. Même si je comprenais pourquoi cela est mauvais, je ne pourrais m'empêcher de continuer. Sans doute si je médite, si j'ai entendu un bon prêche sur l'harmonie universelle et si je me sens bien, je maudirais moins. J'aimerais plus. Mais les malédictions reviendrons à la première série de malchances. Ou alors, cette intuition que "tout est parfait" deviendra un dogme, un mantra que je vais me forcer à répéter, les dents serrées.
De fait, la spiritualité, le plus souvent, n'apporte pas d'aide durable. Le marché de la spiritualité propose des produits qui, comme tous les produits du marché, sont périssables. L'obsolescence est, ici aussi, programmée. Sans cela, point de commerce. Chacun y va de son remède, simple, clair, à la portée de tous... Mais d’approfondissement ? il n'est pas question. Le service après-vente est ici aussi fiable que pour les machines à laver.
Mais le plus grave n'est pas là. Le plus grave est dans la spiritualité authentique. Celle qui nous ouvre à l'Autre, à la réelle possibilité d'une autre vie. Car une fois revenus ou redescendus dans la caverne, l'obscurité n'en est que plus amer. En comparaison de la paix de l'unité, les tourments de la dualité semblent aussi vains que laids. Nous aspirons à une seule chose : fuir seuls vers le Seul, faire de l'Unique nécessaire notre unique nécessaire, échapper à cette vallée de larmes, à cette machinerie trompeuse. Ici, chacun pourra modifier ce jargon à sa guise pour s'y mieux reconnaître. Car l'emballage ne change rien au contenu.
De fait, plus je médite, plus je me trouve dans un dilemme : d'un côté, j'entrevois la lumière ; de l'autre, je réalise combien mes ténèbres sont ténébreuses, combien creuses sont les illusions du monde. Difficile, alors, de ne pas maudire le monde.
Voilà pourquoi toutes les philosophies, les spiritualités, les religions, maudissent le monde. Voilà ce que Nietzsche appelait le "nihilisme" : condamner le monde au nom d'une réalité idéale, spirituelle. Et de là, le mépris. Et de là, la domination de femmes. Car la femme incarne la vie. Et de même pour les enfants. Je ne dis pas cela pour tomber dans l'excès inverse et affirmer que "tout est parfait", "devenons aveugles et tout deviendra plus lumineux". Non. Je me contente de décrire. La spiritualité, étant la découverte d'une autre vie, plus parfaite, est rejet de cette vie-ci. C'est inévitable.
Mais cette impasse n'est pas la fin de l'histoire. Voilà pourquoi, dès le début de la vie intérieure, je dois réaliser, comprendre, "intellectuellement" (mais exactement et distinctement), que les apparences sont des manifestations du divin. Le laid comme le beau.
Ce qui ne revient pas à se résigner, car j'accepte aussi que le cosmos est porté par un indéniable élan vers le beau, vers le mieux. Il y a de l'évolution, donc il y a de l'imparfait. Mais je m'ouvre aux perceptions, fort de cette lumière intellectuelle. Je ne nourris plus le dilemme intérieur/extérieur.
Une fois découvert l'autre monde, je ne rejette pas le monde.
Pourquoi ?
Parce que je pressens que "l'autre monde" est ce monde, mais vu d'un autre regard. De même qu'un dessin ambigu peut montrer une femme laide ou une femme belle, deux amoureux ou une tête de mort, de même ce monde est le paradis quand mon âme se fait limpide.
Non pas limpide pour le monde, car je n'affirme pas que le monde soit parfait. Ce serait là une affirmation stupide au regard des horreurs que contient l'univers, sans parler du mal qu'y font les humains. Comment, en effet, tenir qu'une nature bâtie sur la mort, est parfaite ? Certes, je vois bien l'emboîtement des actions, comment le haut dépend du bas, etc. Mais affirmer que le monde est "parfait" reviendrait en outre à affirmer qu'il pourrait bien se fixer ainsi à jamais. Ce qui est parfait est achevé, terminé, fini, complet, fixe donc. Mais le monde n'est pas fini, complet, achevé. Le monde est habité par le désir, par le manque, par l'élan vers un Autre.
Nous devons garder à l'esprit ces deux exigences pour trouver l'attitude juste : Ne pas maudire le monde ; Ne pas nous y résigner non plus.
Accueillir le monde, non pour s'y soumettre, non pour le soumettre.
Alors quoi ?
Alors se faire transparent. Se faire vitrail pour une autre lumière, venue de l'intérieur : présence, conscience ineffable, indéfinissable. Ce par quoi tout est, cause de tout, au-delà de tout. L'espace infini dans lequel apparaît la sphère de nos expériences, le monde, beau ou laid. Je suis une ouverture. Je suis l’œil du mystère. La clairière de l'être, disait Martin.
Je suis la bouche sans visage, d'où s'écoule la parole, parole qui a l'insigne pouvoir de construire ou de détruire, de bénir ou de maudire. Certes, une pomme n'apparaît pas dans ma main du seul fait de la nommer. Mais c'est tout comme.
Tout est dans le rapport à la parole. Parole esclave - bavardage intérieur. Parole libre - au service d'un Verbe autre. Qui passe par nous mais qui n'est pas de nous. Qui brille dans le monde, bien que brouillé. Brouillé par les maladies de la parole. Par le bavardage. Mais aussi par je-ne-sais-quel vice insondable - tout le mal du monde ne vient pas de mon "mental". De même qu'il y a un mystère du Bien, il y a une énigme du Mal.
Quoiqu'il en soit, je ne maudis pas le monde.
Et dans ma "méditation" : je ne ferme pas les yeux s'ils ne se ferment pas d'eux-mêmes. Au contraire, j'ouvre bien grand. Comme pour m'abreuver de la lumière du monde. Car le monde est l'éclat du divin. Aveuglant par cet éclat même. Ténèbres d'intensité. Il me délivre des ténèbres intérieures de l'excès de mots. Il est précieux. En privation sensorielle, je deviendrais fou. J'ai besoin de son ancrage, de la clarté, de son aube salutaire renouvelée chaque matin.
Mais je suis appelé à me tenir ouvert, vide à l'intérieur. Ne rien rejeter. Les yeux grands ouverts. Ne pas fuir systématiquement à l'intérieur, sauf si une saine fatigue m'y invite. Pas de refuge. A l'inverse, me réfugier dans l'immensité de l'ovale du monde, dans sa sphère de lumière, de couleurs, de détails. Sans rien m'approprier. Laisser mon attention butiner, sans rien saisir. Savourer sans revendiquer, car tout m'appartient, si je ne prends rien. Instant après instant.
Et c'est patience, écoute, abnégation, travail, pratique, purification, préparation, pleine conscience, non-violence, créativité, accueil, tradition, transmission, compréhension, réalisation, récitation, prière. C'est le rien qui enveloppe tout.
Méditer les yeux grands ouverts. Me voir tel que je suis : limpide. Rien à faire : voilà ma mission. Être espace pour le monde : voilà mon oeuvre pour lui. Être un rien qui laisse venir, qui laisse partir. Ne rien bloquer. Détendre, libérer, relaxer, relâcher. N'est-ce pas de l'amour ?