Pupille a peur. Elle ne sait d’abord pas vraiment de quoi ni pourquoi, elle est apeurée, donc excentrée d’elle-même : « La peur : / ça nous expulse ». Puis il semble que la peur prenne la figure de la mort : « Pupille peur / peur tête éclate ». En une économie de mots, Édith Azam précipite Pupille et le lecteur dans le grand vertige. De toute façon, la mort, « À regarder les trous, on n’y échappe pas ». Bestiole serait comme un cancer de Pupille, « Bestiole couche dans Pupille », Bestiole serait l’empêchement. Mais de quoi ? La fin du troisième poème du recueil semble nous le dire : « Pupille voudrait la parole / Bestiole viole tout langage. Il ne reste de sens que silence. »
Il y a comme une réverbération du sens, un étoilement, quelque chose qui cingle le sens en l’augmentant, et ce sans qu’on parvienne vraiment à définir la nature de cet accroissement. Le poème d’Édith Azam joue à fouette-cocher-du-sens. Il l’éviscère car il n’a pas de sens. Cela n’a pas de sens d’avoir du sens.
Comme Arthur Rimbaud en fait le vœu pour son propre poème, Édith Azam « trouv[e] une langue » et cette langue est « de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ».
Comme Pupille, la poète « démonte la syntaxe », elle et son lecteur « s’énigment / se respirent / se bestiolent au travers des parois ». Tout fonctionne comme si le texte ne se lisait pas de gauche à droite et de haut en bas mais s’absorbait comme un buvard le fait de l’encre. Ensuite, il faut « explorer le silence : / le bord / des déchirures ».
Pupille est « bestiolée », entendons un peu secouée, mais peu importe, ici, il s’agit de se sentir vivant, il s’agit de vivre. Or « Vivre : / c’est d’abord dans les os ». Avec Édith Azam, c’est le grand chamboulement dès l’avant premier poème, dès la couverture et le titre dans lesquels on peut lire : 1. Une définition : je suis Pupille, c’est-à-dire un regard profond, une drôle de bestiole ; 2. Une injonction « Bestiole-moi », expression dans laquelle l’hypostase – le nom « bestiole » est devenu un verbe à l’impératif – pourrait signifier « bouscule-moi », et cette injonction s’adresserait à Pupille ; 3. Une fable : Pupille, le Fou et sa Bestiole ; 4. Une métaphore : un appel à rendre le regard étranger à lui-même ; 5. Un avertissement : plus la vision sera rendue étrangère à elle-même plus elle s’enrichira, il s’agit donc pour le lecteur d’un ensauvagement… et il serait possible de continuer encore la liste d’hypothèses.
Ce tiraillement du sens est permanent. De la même façon, de nombreux mouvements sont instillés dans le corps au moyen du langage, au moyen du poème. Il y a donc aussi un tiraillement du corps entre « être en soi » et « se fuir » et cette hésitation entre l’un et l’autre va devenir peu à peu une unité, un balancement, un système : l’alternance. Ainsi le corps est-il soumis aux éléments « qui sauvagent », à différentes actions car tout s’écrit « dans la chair » : « parler ça se déchire, « ça nous expulse », on a le rire fou qui vient se « spiraliser » et le corps qui en vient à « somnambuler ».
Allégorisation, hypostase, cadence, éradication parfois de certaines prépositions, utilisation singulière des deux points qui annoncent rarement une énumération – ils actualisent fortement le discours, ils jouent le rôle d’un révélateur photo-syntaxique comme ailleurs le révélateur photographique – il semble que la poète veuille secouer le langage en empruntant la voie rimbaldienne.
L’important dans l’écriture, c’est de « s’exister », même si « la vie ne s’existe qu’à peine / et puis se loupe un peu beaucoup ». « S’exister » et « s’exister l’autre ». Bien sûr, « écrire est une léprosité : / mentale », mais « ainsi fouill[ant] tout son air », « mang[eant] la tête » et « creus[ant] l’os », « l’incision fait fulgurance ».
Au bout du compte, pour Édith Azam, « écrire reste inachevé » mais n’est-ce pas la raison d’être même du vivant ? Ce nouvel opus propose une écriture nouvelle, une écriture qui « bestiole » et c’est « éminemment langoureux ».
Régis Lefort
Édith Azam, Bestiole-moi Pupille, éditions la tête à l’envers, 2020, 68 pages, 16 €
Extrait, p. 27 :
Pupille impuissante
voudrait tout simplement
un peu
voudrait s’exister l’autre.
S’arrache quelques mots
mais ça ne suffit pas :
rupture.
Les fleurs étendues sur le lit ?
Des armes blanches
couchées malades.
En manque d’air Pupille
se crève en profondeur
dans une respiration
brutale
qui lui cloue :
le langage.