Les entends-tu les voix de ceux qui n’en ont plus ? Non on ne les entend pas parce qu’il faut qu’il leur arrive des drames pour les voir. Les voir, pas les entendre.
Moi je les vois, quand je me balade à Bruxelles, je les reconnais, ou parfois simplement je crois les reconnaître. Très souvent, ils sont pas bien gros, très souvent ils ont un maigre sac à dos avec toutes les affaires qu’ils ont gardé de leur vie ou qu’ils ont gardé pour survivre. Moi j’arriverais pas à y mettre toutes les choses inutiles que je garde dans mon sac à main. Toujours, ils sont bien habillés, ils sont propres sur eux. Ne vous attendez pas à des clochards. Ils ont de la dignité, ils ont une tête de mule qui les fait avancer. Parce que s’ils ne l’avaient pas, ils ne seraient pas arrivés jusque-là devant moi.
J’essaye de les écouter parler, peut-être que je reconnaîtrais une langue. Ils regarde leur GPS, peut-être ils parlent à un ami qui leur a donné rendez-vous, peut-être ils cherchent un docteur, peut-être ils cherchent des vêtements parce que être propre, c’est être digne. Sûrement ils cherchent une place pour dormir, mais il n’y en a pas, il n’y en a plus. Malgré tous les efforts des citoyens, on est saturé.
Parfois, je leur demande s’ils cherchent un chemin, bien souvent je passe ma route parce que je veux pas souligner leur détresse. C’est con hein ? Et puis, qu’est-ce que je pourrais bien leur dire ?
Khalid, il y a presque 3 ans, c’est toi qui est venu près de moi me demander ton chemin. Le hasard du sort, on allait dans la même direction. Je t’ai pris par la main, et je t’ai dit, suis moi. Et tu m’as fait confiance. Ca m’a pas demandé grand-chose, mais pour toi c’était comme un soulagement. Dans le métro bondé tu m’as dit comme toi et amis étaient fatigués. Se reposer, juste quelques heures. J’ai pas réfléchi, je partais l’après-midi même pour 2 jours, je t’ai dit : « Prends mes clefs ». Si je l’avais dit à l’époque, tout le monde m’aurait traitée de folle. Et ils auraient eu raison. Mais tu ne m’as pas trahi. Tu m’as appelé quasiment toutes les deux heures de la maison. Tu m’as dit, je me suis permis d’inviter deux autres amis. Tu me demandais sans cesse à quelle heure j’allais revenir parce que vous alliez préparer le souper pour moi. Je croyais connaître tout de votre vie, mais je ne connaissais absolument rien.
Tu essayais de me parler Allemand, tu la maitrisais cette langue, mais pas moi. Alors on a inventé. C’était finalement pas si difficile de se comprendre. Il suffit de patience et de bienveillance. Accepter les fous rires, les malentendus et les frustrations.
J’étais étonnée que tu la maitrises si bien cette langue, elle est tellement éloignée de la tienne. Et puis tu m’as expliqué tes plus de 5 ans en Allemagne dans l’attente d’une réponse. Ton travail auquel tu tenais tant. Tu avais réussi, tu allais construire une nouvelle vie, pleine d’espoir. Et puis tu m’a expliqué cette lettre reçue un beau matin qui disait que demain tu n’étais plus autorisé à te rendre au travail, que tu aurais 5 jours pour quitter le territoire, dire adieu à 5 années de luttes pour t’intégrer.
Khalid depuis toi, grâce à toi, à cause de toi, j’en ai accueillis, des dizaines, peut-être une centaine, je ne compte plus. C’est toujours la même histoire.
Mais le plus difficile c’est que c’est toujours la même histoire qui au fur et à mesure qu’elle se dévoile est toujours encore plus insupportable. Le plus difficile, c’est que plus j’en sais, et plus je sais que je suis impuissante. Je me casse la tête contre des murs. Comment vous faites pour tenir ?
Khalid, j’en ai amené aux urgences psychiatriques ceux qui n’en pouvaient plus. Mais ils sont là, ils tiennent debout. Ils donnent de l’espoir.
J’en ai conduit aux urgences de Saint-Pierre ceux qui s’étaient fait tabassés par la police, ceux sur qui les agents de sécurité avaient lâchés leurs chiens. Qu’est ce qu’il se passe dans la tête d’un homme pour qu’il lâche son chien sur toi ? Et que cela soit un autre citoyen qui te ramasse ?
Khalid, je voudrais pouvoir vomir tout mon dégoût ici, mais j’y arrive même pas. Je le connais trop bien, j’ai trop longtemps appris à vivre avec.
Khalid, je les ai pas lâché tes frères et sœurs quand ils se sont fait pourchassés, arrêtés par les contrôleurs de train ou la police. Quand ils se sont faits enfermés dans des centres fermés parfois pendant des mois. Ne pas avoir de papiers, c’est un crime ici. Il y a des citoyens, des avocats magnifiques et solidaires, et ils se reconnaîtront Ils se battent pour vous. Mais parfois on ne peut rien.
Je le connais le tristement célèbre centre 127bis. Combien de fois je vous y ai rendu visite ? C’est une véritable prison, mais c’est pire que ça en fait. Tu te souviens du papier en Allemagne qui disait que tu devais quitter le territoire ? Qu’est ce que tu fous ici ??? T’avais pas le droit. Maintenant, ils vont pouvoir t’enfermer pendant des mois s’ils veulent.
On est plein à essayer avec vous de retracer votre vie. A essayer de leur dire à l’immigration qu’ils se sont peut-être trompés. Mais c’est pas facile dans un parcours chaotique comme leur vôtre. Comment prouver que tu t’es fait torturé par ta propre police par exemple ? Je peux pas lui écrire au Premier Ministre pour lui demander une attestation, Il va me rire au nez.
Certains abandonnent parmi tes amis, et même si j’essaye de les convaincre de ne pas le faire, je sais au fond de moi que je n’ai pas suffisamment de conviction. Certains essayent de se suicider.
J’ai essayé de l’aider, j’ai demandé de pouvoir le voir. Mais tu sais ce qu’ils font avec des gens qui essayent de partir libre, de se donner la mort ? Ils les mettent en cellule d’isolement. Tout le paradoxe de vouloir qu’ils crèvent, mais les maintenir en vie jusqu’au bout. Aidez-le s’ils vous restent une once d’humanité.
Je pourrais leur dire que s’il avait les moyens il pourrait se battre. Mais on leur laisse quoi ? Pas d’accès à internet, un misérable nokia basque qu’ils auront avec eux s’ils ont la chance qu’une famille solidaire ait pu leur apporter. Pas de carte sim personelle, de toutes façon le numéro de leur maman, le chemin vers la maison, ils l’ont perdu depuis des années.
Tu sais, Khalid, tu as été le premier à venir à la maison. Tu sais à l’époque, je t’avais questionné sur la libye, parce que je pensais que c’était là que se situait l’enfer. Tu m’avais dit « no libya, lybia, not human ». Je ne savais pas encore que l’enfer il est ici.
Tu sais c’est pas fini, le combat ne s’arrête pas là. Tu crois qu’ils ont gagné, pfff qu’est-ce qu’ils croient ? Qu’on oublie ? On ne peut pas oublier. Parfois j’aimerais pouvoir m’endormir et oublier. Parfois la veille j’ai entendu les trop souvent mauvaises nouvelles, Parfois je vous écoute vous, et je me révolte à nouveau. Parfois, je suis dans mon lit et je cogite sur un des nombreux cas, je me retourne dans tous les sens, et je me dis putain il devrait y avoir une solution. Quand est ce qu’on pourra dormir en paix ? Quand est ce que je pourrai vous dire demain matin « il y a une solution» Continuez de vous battre. Mais il n’y en a pas de solution.
Qu’est ce qu’il vous avait fait venir ici ? Pour certains c’est la guerre, pour certains c’est la peine de mort, pour certains c’est la mort assurée, mais moi, je m’en fous de savoir ce qui t’as fait venir jusque dans ma maison. Je les hais ces frontières. Mon Premier Ministre de l’époque, il parlait d’appel d’air. Il parlait juste d’une légère brise en fait. Amin tu viens de m’interrompre, tu me demandes comment je vais moi. Tu me dis que j’ai l’air si triste. Je te regarde avec un grand sourire et je te demande comment tu supportes la pluie dehors. Tu me dis « don’t worry, we are soldiers ». Putain Amin, tu coupes tout mon élan, parce que c’était pas ton destin d’être un soldat. Tu me demandes comment je vais pouvoir hausser et rabaisser les épaules pour la danser la danse de ton pays ce soir, tu mets la musique. Ca te fait rire. Moi aussi. Je sais que j’aurais beau essayer, je n’y arriverai pas. Tu te foutras de moi. On a tellement, mais tellement de choses en commun, à commencer par l’humour parce qu’il en faut beaucoup. Ahmed, Yayaha, Jawar, Biskute, Naarta, Jabir riront de moi aussi. C’est pas grave, ça fait du bien de rire ensemble. Si j’arrive à les faire rire, c’est déjà ça de gagné. Tu me demandes si j’ai des nouvelles de ton ami échoué dans la rue. Je le cherche. Tu le sais. Toi aussi tu as parlé avec sa sœur. Je te dis que ça suffit pas. Il faut qu’on le retrouve. Tu me dis juste une photo de sa preuve de vie, ça suffira. Elle veut juste savoir qu’il est vivant. Je te dis si on le laisse comme ça demain il sera peut-être mort. Tu me dis « on va tous mourir ». Oui mais pas tous comme ça.
J’en ai parfois marre de votre fatalisme. Inshallah. Il vous permet sans doute d’accepter l’inacceptable, mais moi ça ne m’aide pas. Parce que c’est pas une fatalité, c’est la volonté des nantis. De ceux qui ne veulent pas partager. Ne les laisse pas gagner. Ils crèveront de ne pas avoir pu accueillir la misère du monde, ils crèveront de ne pas avoir pu connaître ta richesse. Ils crèveront sans savoir ce que le monde en dehors de leurs clôtures avait à leur apprendre, avait à leur offrir.