Doutes. Souvenons-nous, c’était il y a six mois. Tout occupés que nous étions collectivement à franchir tant bien que mal la période de confinement, des milliers de discours fleurissaient, déjà, sur «l’après», ce qui adviendrait à la suite de la «crise», ou plus exactement comment il conviendrait de gérer les «catastrophes» provoquées par les circonstances. «Après la crise, plus rien ne sera comme avant», lisions-nous sous les plumes acérées de grands penseurs sur le retour. «Après la crise, nous disait-on, il sera nécessaire de revenir aux fondamentaux.» On convoquait «le vivre ensemble en société», l’indispensable redéfinition «de la nation», de «sa souveraineté», du rôle «de la politique», bref, toutes ces supposées valeurs perdues en cours de route. Plus impressionnant, on nous affirmait même que le «quoi qu’il en coûte» de Mac Macron changerait tous les paradigmes en vigueur depuis des décennies. Enfin, au moment où l’on annonçait l’effondrement-Covid du PIB, sachant qu’il faudrait une génération au moins pour s’en remettre, on oubliait surtout d’expliquer que, en capitalisme, ledit effondrement vaut effondrement de l’emploi et que ce désastre programmé s’abattrait sur une société rongée de précarité, d’angoisse matérielle et de doutes quasi anthropologiques. Résumons: nous n’avons encore rien vu…
Modèle. Convenons que la question du «comment se gouverne l’imaginaire des hommes?» est aussi importante que celle du «comment répandre de fausses espérances?», d’autant que la première croise assez souvent la seconde. En l’espèce, les puissants d’en haut, tout machiavéliques qu’ils soient, savent la même chose que nous: les secousses à venir vont être terribles. Non seulement cela va très mal se passer, mais n’excluons pas le risque que cela finisse très mal par ailleurs. La furie de la précarité menace de se propager dans une intensité rare. La furie de la précarité: la furie du capitalisme. Argument facile et schématique, certes. Mais la gestion de la crise épidémique et économique continue de révéler de si lourdes failles et faiblesses que la nation tombe progressivement de son piédestal. Ce que les Français ont appris, en plus de la crise systémique du modèle libéral, tient en deux mots: désillusion, déclin. D’un coup, nos concitoyens ont pris conscience de l’extrême vulnérabilité de notre système de fonctionnement collectif. Nous vivions sans aucune anticipation stratégique. Exemple le plus criant, notre système de santé, supposé être l’un des meilleurs du monde. Un autre élément fut également décisif pour la conscience française: la mesure du délabrement de l’État et, plus largement, de notre système de décision politique, complètement désarticulé. Ce fut un choc, une blessure narcissique profonde. Comme le réveil d’un somnambule.
Rebours. L’ampleur de la révélation est telle qu’il ne serait pas inutile de marteler une autre vérité plus fondamentale. Tout dans cette crise accuse le capitalisme au cœur, le néolibéralisme et toutes les politiques conduites depuis si longtemps qu’il est inutile d’en dater la genèse. Car nous ne sommes pas dans «l’après», sauf, bien sûr, à considérer que l’après tant rêvé est déjà là et se poursuit comme avant, mais en pire. Une sorte de «continuité», mue par son implacable logique destructrice. En creux, forcément, se dessine une perspective à rebours de ce que nous vivons. Il suffit de se rappeler qu’il n’y a pas de solution ni de repos possible dans le système capitaliste actuel. L’instabilité de la globalisation néolibérale ne charrie que l’incertitude instituée. «L’après» est devant nous, très loin…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 septembre 2020.]