" Mais jet'aimais ! " m'a répondu Robert... Dans sa bouche que signifient au juste ces mots ? M'aurait-il aimée un an plus tôt, quand il était encore pris corps et âme dans la bagarre politique ? et cette année là, pour se consoler de son inaction n'aurait-il pas pu en choisir une autre ? Voilà bien le genre de questions qui ne servent à rien, passons. Ce qui est sûr c'est qu'il a voulu mon bonheur avec emportement et qu'il n'a pas manqué son coup. Jusque-là je n'étais pas malheureuse, non, mais je n'étais pas heureuse non plus. Je me portais bien, alors j'avais des moments de joie mais je passais le plus clair de mon temps à me désoler. Sottise, mensonge, injustice, souffrance : autour de moi c'était un chaos très noir. Et quelle absurdité, ces journées qui se répètent de semaine en semaine, de siècle en siècle, sans aller nulle part ! Vivre, c'était attendre la mort pendant quarante ou soixante ans en piétinant dans du néant. Voilà pourquoi j'étudiais avec tant de zèle : il n'y avait que les livres et les idées qui tenaient le coup, eux seuls me semblaient réels... Robert donnait l'impression d'écrire capricieusement, pour son seul plaisir, des choses tout à fait gratuites ; et pourtant, le livre fermé, on se retrouvait bouleversé de colère, de dégoût, de révolte, on voulait que les choses changent. À lire certains passages de son oeuvre, on l'aurait pris pour un pur esthète : il a le goût des mots ; et il s'intéresse sans arrière-pensée à la pluie et au beau temps; aux jeux de l'amour et du hasard, à tout ; seulement il n'en reste pas là : soudain vous vous trouvez jeté dans la foule des hommes et tous leurs problèmes vous concernent. Voilà pourquoi je tiens tant à ce qu'il continue d'écrire. Je sais par moi-même ce qu'il apporte à ses lecteurs. Entre sa pensée politique et ses émotions poétiques, il n'y a pas de distance. C'est parce qu'il aime tant la vie qu'il veut que tous les hommes en aient largement leur part ; et parce qu'il aime les hommes, tout ce qui appartient à leur vie le passionne...
Simone de Beauvoir : extrait de " Les mandarins T1" Éditions Gallimard, 1954