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Tadej Pogacar, coup d’éclat ou coup d’Etat ?

Publié le 20 septembre 2020 par Jean-Emmanuel Ducoin

Tadej Pogacar, coup d’éclat ou coup d’Etat ?Une comète s’est donc abattue sur la plus grande course cycliste du monde, chassant tout sur son passage le temps d’un contre-la-montre, même les «frelons». Elle est Slovène et s’appelle Tadej Pogacar, plus jeune vainqueur depuis 1904.

Le Tour s’achève presqu’en automne et ses fonds baptismaux craquèlent. Ouvrant le grand livre des Illustres, le chronicoeur rajoute donc un chapitre écrit d’une encre sèche où l’on raconte l’histoire déjà légendaire d’un Slovène à peine adulte qui oublia les calculs sans déboutonner sa réserve, au point qu’il se trouve désormais façonné par la solitude de son vertige. Immense vertige. Ce lundi 21 septembre, il n’aura que 22 ans. Et nous nous souviendrons longtemps de son entrée fracassante dans le prestigieux palmarès. Tadej Pogacar est devenu le plus jeune vainqueur depuis 1904 (1). Voici en résumé l’entr’aperçu du cyclisme en tant que genre, toujours capable de se régénérer lorsqu’il ose se confronter à cette sorte d’épopée versifiée dont seule la Grande Boucle détient les secrets.

A La Planche des Belles Filles, stupéfiés que fûmes par la puissance d’un Slovène qui renversa son aîné et compatriote Primoz Roglic, mais également le Tour et toutes nos convictions avec, avons-nous vécu un drame ou un miracle? Si l’épilogue eut au moins le mérite de ne pas laisser la gloire du défilé des Champs-Elysées aux «frelons» de la Jumbo, reconnaissons que ce chavirement surréaliste provoqua une telle secousse tellurique dans nos cerveaux que nous cherchâmes sa force symbolique. Depuis l’avènement du Colombien Egan Bernal l’an dernier, dominateur à 22 ans, nous savions qu’une nouvelle jeunesse triomphante s’installait durablement dans le peloton, modifiant bien des paradigmes. Là où jadis une carrière chez les professionnels s'étalait entre 24 et 34 ans, le standard oscille dorénavant entre 20 et 30. Qu’il est loin, le duel référence de 1989 et les huit fameuses secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon, 28 ans tous les deux au moment des faits…

La comète Pogacar, qui a effacé avec une brutalité hors normes le trentenaire Roglic, laisse évidemment une trace générationnelle dans le ciel étoilé du cyclisme, qui ne manque pas de prodiges précoces (Bernal, Evenepoel, Hirschi, etc.). Mais qu’incarne ce timide slovène à l’allure fragile? D’où viennent cette insolence douce et cette fausse modestie, aussi juvéniles que l’apparence de son corps, de sa frimousse? Pendant le confinement, s’aventurant à une reprise de rap consacré au coronavirus, il s’amusait de sa propre insouciance: «Je m’appelle Tadej, je viens de Klanec. Toute ma vie, c’est le siège et le guidon, rien ne peut m’arrêter quand je roule dans la campagne.»Cinq mois plus tard, à l’issue d’un contre-la-montre supersonique dans les Vosges qui n’a pas fini de tourmenter les sceptiques, ces mots claquent comme une évidence. Non seulement il n’a jamais douté de lui, malgré son équipe de second rang comparée aux «frelons», mais sa tranquillité et son caractère pugnace l’ont hissé bien au-delà de ses espérances: «Je ne l'ai jamais imaginé. J'étais seulement content d'être deuxième et je me retrouve en jaune.» Sauf que la manière impressionne: trois étapes et trois maillots distinctifs (jaune, à pois et meilleur jeune).

Sa trajectoire ressemble à un conte. On y lit que, à huit ans, quand il s’inscrit au Rob Ljubljana Cycling Club, il suit l’exemple de son frère Tilan, mais qu’il aurait préféré taper dans un ballon. On y apprend que, à ses débuts, il n’avait pas de vélo à sa taille. L’intéressé poursuit: «A neuf ans, je roulais avec des garçons deux ans plus âgés que moi, car nous n’avions pas de catégorie pour les jeunes comme moi en Slovénie. C’était une course avec des tours de trois kilomètres, mais je suis allé devant et j’ai gagné.» 

Jusqu’en 2018, Pogacar crève l’écran et attise les convoitises. Ce pur produit de la filière slovène voit toquer à sa porte la première équipe de l’élite: UAE Emirates. Ceux qui ont de la mémoire se souviennent qu’il s’agit de l’ex-Lampre, la «scandaleuse» italienne impliquée dans de nombreuses affaires de dopage, passée sous pavillon émirati en 2017. Pogacar doit ce rapprochement à Andrej Hauptman, ancien sprinteur de la Lampre et actuel sélectionneur slovène, resté très proche de Mauro Gianetti, l'actuel manager, et de Giuseppe Sarroni (vainqueur du Giro en 1979 et 1983), directeur sportif historique et patron du groupe. Pour l’heure, aucune intrigue touchant ses leaders n'est venue menacer la montée en puissance de l’UAE Emirates, l'une des plus argentées du peloton grâce au soutien de la compagnie aérienne.

Et Tadej Pogacar? Juste un monstre de progression, une bête de compétition, un agressif en course, un explosif en montagne. Juste un tueur. Beaucoup gloseront sur son médecin, une sommité dans le milieu, un spécialiste du transport des globules rouges. Quelques-uns s’étonneront de l’ampleur de ses watts développés dans certains cols, lui le seul capable d’effacer des tablettes Pantani et Armstrong réunis. D’autres diront avoir vu sur son visage une «colère saine, digne d’un grand champion», quand, après le plateau des Glières, Roglic vint à sa hauteur pour poser la main sur son épaule dans un geste d’assujettissement. On notera enfin l’étrange enthousiasme du triple vainqueur Greg LeMond, l’un des pourfendeurs des années de plomb, sans doute grisé par la comparaison avec sa prouesse de 1989. L’Américain a salué la performance du Slovène: «Là c'est incroyable, pour moi c'est l’un des meilleurs Tour que j'ai vu. Et Pogacar, quel talent, très, très grand talent…» Le Tour fut onirique, puis machiniste et chimique. Le voilà cosmique.

(1) Cette année-là, lors de la deuxième édition de la Grande Boucle, le Français Henri Cornet, âgé de 19 ans, avait remporté l'épreuve sur tapis vert.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 septembre 2020.]


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