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Une fin de Tour entre intimidations et inquiétudes

Publié le 18 septembre 2020 par Jean-Emmanuel Ducoin

Une fin de Tour entre intimidations et inquiétudesDans la dix-neuvième étape, entre Bourg-en-Bresse et Champagnole (166,5 km), victoire du Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb). Un directeur sportif de Jumbo a été exclu pour «intimidation» et «injures». L’ouverture à Munich du procès d’un médecin allemand, tête pensante d'un vaste réseau de dopage, inquiète le peloton…

Champagnole (Jura),envoyé spécial.

En cyclisme comme en toutes choses, quand on perd ses nerfs, on devient vulnérable. La fébrilité des Jumbo, qui se constate plus dans les coulisses de la fabrication de l’exploit que dans la gestion de course au quotidien, trouva une traduction bien singulière, après l’arrivée de la seconde étape alpestre, mercredi, sur les hauteurs du terrifiant col de la Loze. En toutes autres circonstances, l’affaire aurait même pu passer inaperçue. Raté. Alors que Primoz Roglic venait probablement d’assommer le Tour sur les tôles ondulées de cette arrivée en altitude surréaliste, un contrôleur de l’Union cycliste internationale (UCI) procéda, comme les règlements l’y autorisent, à une inspection méthodique de la machine du porteur du maillot jaune. Et là? Patatra. Le directeur sportif principal des «frelons», Merijn Zeeman, perdit son sang froid et la discussion se transforma en une altercation si vive que l’UCI n’eut pas d’autre choix. Elle sanctionna l’impétrant en l’excluant immédiatement du Tour pour «intimidation, injures, comportement incorrect». Les mots portent. A priori, nous n’en saurons pas beaucoup plus du côté des instances dirigeantes, eu égard au secret procédural de ce genre d’incident grave.

Néanmoins, rien n’est moins sûr. Car depuis, l’équipe Jumbo a publié un communiqué pour présenter les excuses officielles de Merijn Zeeman, membre de la formation depuis 2012. La tentative d’explication donne ceci: «Le vélo a été endommagé et le pédalier a dû être remplacé dans la soirée, précise la formation néerlandaise. La nature de l'altercation qui a eu lieu pendant le contrôle a débouché sur une sanction sévère de l'UCI à l'encontre de Merijn Zeeman, qui s'est excusé immédiatement après et qui, comme toute l'équipe, regrette que la discussion se soit enflammée. Il ne s'agissait que de mots, il n'y a pas eu de bousculade ou autre contact physique.»

Que s’est-il donc passé, pour que l’UCI évoque une «intimidation», ce qui rappela au chronicoeur les pires années Armstrong? Pourquoi semblable agacement, alors que le contrôle en question permit de constater que le vélo de Roglic était conforme au règlement? Le climat de «doutes» autour des Jumbo commence-t-il à peser sur les intéressés? Mystère. Dans le même communiqué, Merijn Zeeman explique: «Je me suis mis en colère quand le commissaire a démonté le pédalier. On se bat pour un sport juste et cela implique des contrôles, mais ils doivent être effectués de façon raisonnable. Ceci dit, j'aurais dû être plus respectueux dans ma manière d'aborder le commissaire de l'UCI.» En psychologie ordinaire appliquée à autrui, nous pourrions résumer ainsi la situation: quand on domine à ce point la plus grande course cycliste du monde, on se domine aussi soi-même, on montre l’exemple, bref, on la joue profil bas…

A dire vrai, ce fut précisément au moment où les éventuels rivaux de Roglic capitulèrent – comme nous pûmes le constater cruellement, jeudi, sur le plateau des Glières – que les nerfs de l’armada Jumbo semblèrent craquer. Etrange impression de grand foutoir, tandis que de plus en plus de voix s’époumonent (sur le Tour et surtout ailleurs) devant les performances collectives des «frelons». Pour l’anecdote, nous retiendrons que, parmi les autres sanctions prononcées jeudi par l’UCI, le Belge Wout van Aert, le surpuissant coéquipier Primoz Roglic, écopa pour sa part de 10 secondes de pénalité. Pour quelle raison le puncheur-sprinteur-grimpeur fut-il puni? On vous le donne en mille: pour «rétropoussée sur voiture». Tout arrive avec les Jumbo. Même un flagrant délit de faiblesse, sinon d’humanité…

Nous en étions là, ce vendredi 18 septembre, entre Bourg-en-Bresse et Champagnole (166,5 km), antépénultième étape, pour ce qui ressembla à un dernier appel aux grognards avant fermeture. Les 147 rescapés retrouvèrent la plaine et ce ne fut pas la perspective de la seule côte répertoriée du tracé, à Château-Chalon (4,3 km à 4,7 %), haut lieu du tourisme jurassien et antre célébrissime du vin jaune, qui risquait d’inquiéter un peloton pourtant bien rincé après trois semaines infernales. Sous des températures toujours éprouvantes (29 à 34 degrés), tous les maillots distinctifs paraissaient en effet attribués. Même le Slovaque Peter Sagan s'avouait vaincu dans la chasse à un huitième maillot vert: «C'est quasiment fini parce que j'ai perdu beaucoup de points», reconnaissait, au matin, le triple champion du monde, en retard de 52 unités sur l'Irlandais Sam Bennett.

Pas grand-chose à se mettre sous les yeux, hormis les ultimes gestes de noyés, quand de pauvres bougres exténués et centrifugés creusent tout au fond d’eux-mêmes et y trouvent une résistance absurde, un petit clou, une écharde. Et voilà que des types en quête de gloire éphémère se cabrent. Le Français Rémi Cavagna (Quick-Step) honora le genre. Il partit en solitaire dans une échappée au long cours, osa distordre l’évidence et devint combattant de l’inutile. Les Bora de Sagan se chargèrent de la chasse à mort et voulurent sonner l’hallali bien avant les faubourgs de la Perle du Jura, Champagnole. Sauf qu’à la faveur de la soudure, trois hommes vinrent rejoindre temporairement Cavagna: Rolland, Cosnefroy et Rowe. Tous suivis par une énorme troupe de poursuivants (Madouas, Van Avermaet, Fraile, Andersen, StuyPerichon, Pedersen, etc.), ce qui eut pour effet immédiat de réveiller le peloton. Nous vîmes alors un spectacle rare sur les routes du Tour: un groupe de douze rouleurs-sprinteurs prit finalement la poudre d’escampette, à vingt bornes du but. Parmi eux, Sagan et Bennett en personne, et puis Van Avermaet, Andersen, Naesen, Stuyven, Trentin, Bauer, Mezgec, Devenyns, Arndt, Rowe. Nous crûmes rêver. A l’avant, nous avions à la fois des échappés et des sprinteurs – ce qui en disait long sur la forme de leurs propres équipiers, incapables de maîtriser la course pour leurs leaders. Du coup, la mésentente des égos s’avéra fatale. Le spécialiste des efforts solitaires, le Danois Soren Kragh Andersen (Sunweb), surprit les attentistes, écrasa les pédales et s’évapora. Déjà vainqueur de la quatorzième étape à Lyon, il récidiva en solitaire, sans se retourner.

Pointons au moins une bonne nouvelle. Tout occupé à la protection de son boss en jaune, Wout van Aert ne remporta pas sa troisième étape. Pour les Jumbo, ce sera ce samedi dans le chrono vers La Planche des Belles Filles et la suprématie annoncée de Roglic, qui empaquètera le Tour à défaut des suspicions. A ce propos. Savez-vous que, depuis mercredi, s’est ouvert à Munich le procès d’un médecin allemand, Mark Schmidt, soupçonné d'être la tête pensante d'un vaste réseau de dopage sanguin international démantelé en février 2019, dans le cadre de l'opération «Aderlass»? Rien à voir avec l’attaque des «frelons», direz-vous. Patience. Le fameux Dr Schmidt, 42 ans, en détention préventive depuis 16 mois, aida des athlètes de tous horizons à se doper «au moins depuis fin 2011»,dans «un nombre de cas encore inconnu»,selon le procureur.

En toute logique, de nombreux experts s'interrogent sur les révélations qui pourraient sortir de ce procès, dont le verdict sera rendu vers Noël. Doit-on s’attendre à la divulgation de noms d’athlètes célèbres? Car la liste des événements touchés par ce scandale laisse songeur. D’après la justice allemande, Mark Schmidt aurait dopé des sportifs lors des jeux Olympiques d'hiver 2014 et 2018, d'été 2016, mais également sur le Tour de France 2018, le Giro 2016 et 2018 et la Vuelta 2017, sans parler des Mondiaux de ski nordique 2017 et 2019…

Pour l'heure, 23 athlètes de huit nations ont été identifiés, des cyclistes et des athlètes de sports d'hiver. Plusieurs sportifs et un entraîneur autrichiens ont déjà été condamnés à des peines de prison avec sursis par la justice de leur pays, dont Johannes Dürr (15 mois avec sursis), le skieur de fond dont les révélations avaient permis aux polices autrichienne et allemande de lancer l'opération «Aderlass» (saignée en allemand). «L'instruction a déjà montré qu'il s'agissait d'une entreprise de dopage mondiale, organisée et mise en place pendant des années par le principal accusé», note le patron de l'agence allemande antidopage (NADA), Lars Mortsiefer.

Au crépuscule de la Grande Boucle, dominée par les Slovènes Primoz Roglic et Tadej Pogacar, de nouvelles révélations sur le cyclisme atomiseraient un peu plus le milieu. D’autant que l’un des fils de l'affaire conduit directement en Slovénie, où plusieurs coureurs ont été suspendus en 2019 à cause de leur implication dans le réseau de dopage, et où Milan Erzen, un personnage central du cyclisme slovène, reste soupçonné d'avoir fait affaire avec Mark Schmidt. Milan Erzen? Rien d’autre que le «découvreur» de Roglic et son éphémère manager au début de sa carrière, passé ensuite par l’équipe Bahrain, au sein de laquelle la colonie slovène perdit deux membres depuis que Kristijan Koren et Borut Bozic (passé directeur sportif après avoir pris sa retraite de coureur) furent rattrapés par l'affaire Aderlass. Après sa victoire sur la Vuelta en 2019, Roglic déclara à propos d’Erzen: «On s’entendait bien, il n’y avait pas de problème. Il m’avait part de son envie de me signer, un jour, mais je n’ai pas gardé davantage de contacts avec lui depuis.» Des spectres hideux et terribles continuent de s’agiter à l’horizon de cette fin de Tour… et bien au-delà.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 18 septembre 2020.]


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