Le risque du virus et la r-évolution des comportements.
Soupçon. Traverser la France en septembre, même confiné dans la «bulle» Tour de France, fut une expérience sans retour, une manière qui s’apparente à une fin de cycle assez primaire en tant que genre. Ce qui fascine le bloc-noteur dans le moment vertigineux que nous traversons tous collectivement – virus, distanciation, méfiance, désinfection, protections, etc. –, c’est la façon dont cet attribut ouvre une fenêtre sur notre vision collective du monde et des «petit » univers qui nous entourent. Or, la Grande Boucle n’est rien d’autre qu’un monde en réduction qui crée des personnages à sa mesure et où fourmillent une microsociété qui s’invente une «autre» vie durant trois semaines, avec ses règles, ses rites et ses manies. Bien que masqué du matin au soir à en suffoquer, même dans les salles de presse devant son ordinateur, et contraint de s’alcooliser les mains au moindre déplacement, cinquante fois par jour, à en devenir dingue, la traversée des étapes, dans le véhicule de l’Humanité, aura néanmoins permis un «contact» direct avec la France réelle. Celle du Tour, bien sûr, avec son Peuple et ses tracas oubliés quelques heures sur les bords des routes. Mais aussi la France du coronavirus en résurgence, de cette espèce de tremblement du temps qui hésite entre révolte et résignation, je-m’en-foutisme et prudence. Une chronique quotidienne d’un environnement ballotté entre arrêt et implosion. À tel point que, dans le ressenti empirique des «choses vues» et «vécues», le plus inquiétant semble la saturation de nos vies par la peur et les réflexes qu’elle induit, cette sorte de nouvelle mondialisation des affects qui entraîne l’épuisement ou la manipulation d’une «opinion publique émotionnelle», d’autant plus générale et préoccupante qu’elle reste éphémère. Il fut enfin piquant, comme si nous nous préoccupions confusément de l’abscondité des événements en cours, que les «codes» en vigueur pour tenter de pénétrer l’âme de cette France fleurissent céans. Jamais identiques. Toujours changeants. Partout planait une ambiance dystopique, à la manière des grands romans de Philip K. Dick. Dans une tribune étonnante, publiée fin août, l’écrivain américain Douglas Kennedy racontait crûment: «Le fait est que le Covid-19 a accentué quelque chose de déjà bien ancré dans la condition humaine : le soupçon des autres.» Et il citait un dialogue d’un film semi-autobiographique consacré à son compatriote Charles Bukowski, Barfly: «Tu détestes les gens? – Je ne les déteste pas… C’est juste que j’aime mieux quand ils sont loin de moi.»
Voyage. Accroché au présent, quelque peu oublieux du passé et incertain du futur, ce présent instantané qui n’en finit pas de gangrener une durée temporelle, pulvérisée d’avoir perdu ses lieux propres, son Histoire. En l’espèce, la métaphore du Tour de France demeure pertinente à plus d’un titre. Si la question de la globalisation, qui touche toutes les organisations, n’est certes pas la fin du monde, elle laisse entrevoir toutefois ce qu’un sociologue appelait «un curieux voyage au centre de la Terre, dans ce centre du temps réel qui remplace, peut-être dangereusement, le centre du monde, cet espace, bien réel celui-là, qui ménageait encore des intervalles et des délais pour l’action – avant l’âge d’une interaction généralisée». Le train amène le déraillement, l’avion le crash, la bombe Hiroshima, le nucléaire Tchernobyl, l’informatique le bug, le temps réel de l’information l’effondrement du temps, la génétique l’expérimentation des corps, etc.: chaque invention invente son propre accident. Le virus entraîne la mort. Et le risque du virus une r-évolution des comportements. Impossible d’échapper à ce moment…
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 18 septembre 2020.]